"
Que cela nous plaise ou non, c'est le cinéma qui modèle
plus que n'importe quelle autre force singulière les
opinions, les goûts, le langage, 1'habillement, le comportement
et même l'apparence physique d'un public comprenant
plus de 60% de la population du globe. " Erwin Panofsky
Au début
des années 80, le cinéma chinois reprend, après
la parenthèse de la Grande Révolution Culturelle,
une activité de production intense (104 films en 1982).
C'est l'époque de la première ouverture politique
vers l'Occident. L'industrie cinématographique chinoise
manifeste dès lors son intérêt pour le
marché international et son désir d'y prendre
place. L'étude de la production de cette période
charnière permet de mieux comprendre d'une part les
mouvements et préoccupations qui agitaient alors la
Chine, d'autre part l'évolution qui allait conduire
bientôt le cinéma chinois à figurer au
palmarès des festivals internationaux.
Le texte
ici présenté est la transcription d'une conférence
donnée au Centre culturel de l'ambassade de France
à Pékin, le 12 mai 1983, sous le titre "
Cinquante films chinois ".
La China
Film, Compagnie Chinoise d'Import-Export et de Distribution
de Films, assure la distribution des films chinois à
l'intérieur du pays, leur vente à l'étranger
ainsi que l'achat et la distribution des films étrangers
en Chine. La China Film m'a engagé, en 1982,
comme expert en raison de ma double casquette de linguiste
et de cinéaste. Chargé de superviser le sous
titrage des films chinois en français, j'y ai animé
également un séminaire consacré à
l'histoire et à l'esthétique du cinéma.
C'est ainsi que j'ai eu l'occasion de voir un grand nombre
de films de production récente et d'être convié
à la réouverture des archives de la cinémathèque
nationale après le long blackout imposé par
la Révolution Culturelle.

J'ai servi
également d'intermédiaire officieux entre la
China Film et le service culturel de l'ambassade de France,
à Pékin. Je présentais et commentais
à mes correspondants Chinois les films diffusés
par le ministère français des Relations Extérieures
et j'étais convié parallèlement à
assister aux présentations hebdomadaires des nouveaux
films produits par l'industrie cinématographique chinoise.
J'ai ainsi établi une série de fiches critiques
[d'une soixantaine de films] que j'ai soumise aux administrateurs
de la Compagnie et qui les a intéressés, je
crois, d'autant plus vivement que mon regard était
très libre et manifestait une subjectivité occidentale.

[Peu
de films étrangers sont présents sur les écrans
chinois. Il s'agit généralement de vieux films
de caractère grand public. Les films français
qui ont été présentés récemment
sont "Notre Dame de Paris" (Jean Delannoy, 1956),
"Les deux orphelines" (Maurice Tourneur, 1932),
"Un amour de Beethoven" (Abel Gance, 1936) et "La
grande vadrouille" (Gérard Oury, 1966).]
La conception
et la production
Le cinéma chinois [en 1983] est exclusivement un cinéma
d'état. Les deux rôles clé que jouent
le concepteur et le producteur dans la création cinématographique,
y sont pris en charge ou contrôlés par l'état
et le Parti. Un film chinois ne porte pas, comme dans l'usage
occidental, la marque personnelle d'un producteur indépendant,
d'un scénariste et d'un réalisateur mais il
rend compte d'un processus d'élaboration complexe,
qui procède du parti ou de l'état. Les directives
qui régissent la production s'inspirent toujours officiellement
de celles exprimées par Mao Tsé Toung dans le
discours introductif aux causeries d'Yenan :
"
Le travail littéraire et artistique est subordonné
à la tâche révolutionnaire assignée
par le parti pour une période donnée de la révolution...
"
Il s'agit
là d'une caractéristique fondamentale de la
production intellectuelle et artistique de la Chine communiste
: le rôle de l'intellectuel ou de l'artiste y est de
favoriser l'expression des masses, à travers les directives
du parti, dans la perspective d'une tâche révolutionnaire
à réaliser .
Le parti
est concepteur en ce sens qu'il donne les directives générales
selon lesquelles doivent être élaborés
les scénarios et qu'il conserve un droit de regard,
de critique et de choix sur les scénarios achevés.
Les scénarios proviennent de sources diverses, soit
de rédacteurs attachés aux studios [qui travaillent
volontiers en équipe], soit de rédacteurs extérieurs,
amateurs ou professionnels. Les sujets doivent rendre compte
de la réalité sociale dans une perspective constructive.
Une commission locale de sélection, attachée
à chacun des studios, critique, transforme, propose
à la réécriture les sujets qui lui sont
présentés. Puis l'ensemble des scénarios
retenus par le studio sont adressés à un office
central du ministère de la culture qui décide
en dernier recours des sujets qui seront produits.
La censure
du parti conduit souvent les scénaristes à proposer
l'adaptation de textes déjà publiés :
nouvelles, romans, pièces de théâtre.
Cette démarche leur permet souvent d'échapper
à la critique et de protéger leur travail d'une
réécriture. Elle a le défaut de favoriser
les stéréotypes et de privilégier l'esthétique
du texte au détriment de la mise en scène de
l'image. D'une façon générale, l'attention
extrême portée par la censure au respect littéral
du scénario tendent à donner aux films chinois
un tour très "littéraire" et souvent
bavard.
La référence
au scénario comme argument ultime de toute décision,
tout au long de la production du film, limite grandement l'indépendance
et la créativité du réalisateur. Le réalisateur
joue plus souvent le rôle d'illustrateur d'un texte
que de metteur en scène ou de créateur d'un
film. C'est ainsi que la monotonie certaine de la production
actuelle tient pour une grande part à la sévérité
de l'encadrement et à la volonté didactique
et moralisatrice qu'elle impose à la production. La
subjectivité n'y trouve que difficilement sa place.
La création artistique n'est pas, en Chine populaire,
un ferment de renouvellement, elle n'est pas non plus l'expression
d'un libre regard critique sur la vie sociale.
Le rôle
de producteur est assumé par l'état à
travers un ensemble de vingt-sept studios dont onze ou douze
ont une activité régulière. Chaque région
en principe possède son propre studio de production
- ainsi que l'armée qui là comme ailleurs jouit
d'un statut particulier. Les principaux studios sont ceux
de Pékin, Shangaï, Chang Chun, Xian. Un cahier
des charges, élaboré sous le contrôle
du Ministère de la culture, organise chaque année
la production locale. Les studios vendent pour une somme fixe
de 500.000 yuans - soit environ 250.000 dollars américains
1982 - leurs films achevés à la compagnie de
distribution qui se charge de leur commercialisation.
Les revenus,
le financement et l'ampleur de la production de chaque studio
sont donc indépendants des recettes commerciales réalisées
par les films produits [un projet actuellement à l'étude
tendrait à introduire une certaine concurrence entre
les studios en prenant en compte la qualité des produits
et l'accueil réservé par le public]. Au prix
moyen de trois maos la place (un franc vingt) les vingt-neuf
milliards d'entrées réalisées en !982
ont fourni au cinéma chinois une recette (virtuelle)
brute de près de neuf milliards de yuans (quatre milliards
et cinq cents millions de dollars). Ce chiffre fabuleux est
près de deux cents fois supérieur au coût
global de la production. Quoi qu'en affirment parfois les
responsables, le cinéma chinois est loin d'être
un cinéma pauvre !
Les revenus
de l'industrie du film chinois sont infiniment supérieurs
à l'investissement qu'ils représentent. L'ordre
du rapport entre l'investissement de production et les recettes
est de un pour cent ! On n'est pas dans une logique de marché,
qui supposerait une concurence, ni même dans un jeu
d'équilibre entre revenus et dépenses. Le succès
ou l'échec d'un film auprès du public n'ont
pas d'influence sur les recettes qu'il engendre ni sur l'évolution
de la production. L'évaluation
de l'impact d'un film sur le public ne passe pas par la sanction
financière contrairement à ce qu'on connaît
en Occident.
Les
studios de production chinois rassemblent des équipes
permanentes de techniciens, d'acteurs, de metteurs en scène
et de scénaristes qui travaillent sur commande. Ccntrairement
au cinéma européen dont la production s'organise
au coup par coup, chaque projet suscitant la recherche d'un
financement, puis d'une équipe de techniciens, d'acteurs,
etc., le cinéma chinois, à l'instar du cinéma
américain de la grande époque hollywoodienne,
entretient un personnel permanent lié de façon
quasi organique aux studios de production. La réussite
ou l'échec d'un film sont ainsi portés au crédit
du studio bien plus qu'au talent d'un auteur ou d'un réalisateur
(à l'inverse de la tendance européenne introduite
par la nouvelle vague).
Le public
" L'essentiel est de servir les masses et de savoir comment
les servir. Notre littérature et notre art sont destinés,
en premier lieu aux ouvriers, la classe qui dirige la révolution,
en second lieu aux paysans, les plus nombreux et les plus
actifs dans la révolution, en troisième lieu
aux paysans et aux ouvriers armés, qui composent l'armée
du peuple, en quatrième lieu aux travailleurs et aux
intellectuels de la petite bourgeoisie. " Mao Tsé
Toung, op. cit.
La société
communiste chinoise est par définition dépourvue
de marché. Le public du cinéma chinois, ne se
définit pas d'après les rapports commerciaux
qui peuvent exister entre le film et les gens qui vont le
voir, mais comme un public virtuel, abstrait et homogène
: c'est la masse prolétaire et paysanne qu'on doit
toucher dans la perspective d'une éducation politique.
Le réseau de distribution est fait de telle façon
qu'il n'y a pas de prise en compte des spécificités
et de la variété du public. La China Film gère
l'ensemble de la distribution pour toute la Chine et diffuse
les films au jour le jour selon le seul critère de
leur achèvement.
Le cinéma
chinois réalise 80 millions d'entrées chaque
jour, selon les chiffres officiels, pour une production nationale
qui était en 1982 de 104 films de long métrage.
Près de la moitié des Chinois va donc au cinéma
chaque semaine. Quatre-vingt-dix pour cent des entrées
sont réalisées auprès d'un public paysan
pour qui la séance de cinéma - qui rassemble
le village ou l'unité de production - est l'unique
distraction hebdomadaire.
Chaque
spectateur chinois voit une cinquantaine de films par an soit
la moitié de la production. Le spectateur chinois ne
choisit pas les films qu'il va voir. Il
est comparable de ce point de vue à un public de ciné-club
qui vient voir chaque semaine le film programmé. La
situation est un peu différente dans les grandes villes
où plusieurs films différents sont programmés
simultanément tout au long de la semaine. Le citadin
peut donc théoriquement exercer son choix et faire
un succès à tel film plutôt qu'à
tel autre mais la demande étant bien supérieure
à l'offre les salles ne désemplissent pas quelles
que soient les qualités ou les défauts du film
proposé.
Les conditions
de distribution sont donc telles que la faveur du public n'a
que peu d'influence sur la production des films. Il n'existe
pas d'échec commercial d'un film en Chine. Le seul
effet de retour qui puisse jouer sur la politique de production,
sur les choix idéologiques, romanesques et esthétiques,
procède des revues spécialisées ou des
journaux qui développent régulièrement
diverses critiques des films proposés au public.
Notons
enfin que l'exportation de films chinois n'a pas (jusqu'à
présent) de vocation commerciale. Elle participe de
la propagande culturelle et politique prise en charge par
les missions diplomatiques.
Les
thèmes récurrents de la production actuelle
peuvent être rassemblés, pour les besoins de
l'étude, en trois grandes catégories.

1. La
Chine impériale, ancestrale et mythique
On rassemble dans cette catégorie a)
les films consacrés au merveilleux mythique,
inspirés des contes populaires (Ne Zha, la princesse
à la robe de paon), b) les films qui traitent
des héros de la Chine
ancienne jusqu'à la chute de l'empire (La poétesse
Li Qing Zhao, La concubine de l'empereur, L'impératrice
Cixi, Les baladins de l'empire céleste, La maison de
thé).
Ce
qui caractérise cet ensemble de films, c'est la débauche
de décors et de costumes, le luxe d'effets, la richesse
de la figuration, voire l'usage de formes lyriques, de ballets,
chants, danses, effets spéciaux souvent naïfs
et mises en scène inspirés de chorégraphies
traditionnelles. Ces films ne sont pas des films historiques
au sens occidental du terme. La volonté didactique
et moralisante prend le pas sur l'intrigue qui sert de prétexte
à la fable.

2. La
république nationaliste et la guerre civile
Une seconde série de films est consacrée à
l'histoire récente de la république nationaliste
qui est aussi l'histoire de la prise du pouvoir par le parti
communiste chinois. On y distingue clairement les films dont
l'action se déroule en ville de ceux dont l'action
se déroule à la campagne.
Les films
qui se déroulent en ville (cf. Minuit, L'orage,
La ruelle des trois familles, Pékin de mon enfance,
Le tireur de Pousse-pousse) mettent en scène, sur
le mode réaliste, quasi documentaire, le petit peuple
ou la bourgeoisie comprador dans le décor "exotique"
de l'avant-guerre.
Les films
dont le décor est rural évoquent la famille
de paysans du village typique de l'époque féodale
soumis au pouvoir despotique du propriétaire foncier.
On y abandonne le parti pris réaliste au profit de
la démonstration. Les personnages ne se caractérisent
pas tant par leur misère matérielle que par
les violences qu'ils subissent en raison de la domination
du propriétaire foncier. Le parti et l'armée
révolutionnaire apparaissent régulièrement
dans ces films comme la solution au problème qui se
noue, à l'intrigue dont la vocation est didactique.
Les films
enfin qui évoquent les événements de
la guerre civile (Nankin dans la tourmente, L'épée
dorée ou Les généraux porteurs d'épée),
ne sont pas des films de guerre, au sens où on l'entend
en Occident, privilégiant l'action ou la stratégie
de terrain mais des films de situation où l'évocation
historique sert de prétexte à une fable morale.

3. La
société communiste
La dernière catégorie rassemble les films qui
traitent de la société communiste contemporaine.
On y distingue un ensemble de récits qui évoquent
les traumatismes de la Révolution Culturelle d'une
série de documents de fiction sociologique à
vocation édifiante.
La révolution
culturelle est décrite dans une série
de portraits de personnages :
Le gardien de chevaux, La ruelle, Fils de la terre, La
romance du forgeron. Ces personnages évoquent,
sur le mode du souvenir et du constat, sans explication ni
jugement, les dix années de trouble dont ils
ont subi la violence.
Gardien
de chevaux raconte l'histoire du fils d'un bourgeois nationaliste
émigré aux Etats Unis à l'arrivée
des communistes. Le fils, resté en Chine, est marqué
par sa mauvaise origine sociale. Il est exilé en province
mais refuse de suivre son père venu le rechercher.
La
ruelle, est l'histoire d'un chauffeur d'ambulance qui
à l'époque de la révolution culturelle
fait la connaissance d'une jeune fille dont la mère
a été taxée de droitisme.
Fils
de la terre raconte les tribulations d'un haut fonctionnaire
balloté dans les campagnes politiques qui se sont succédées
depuis la libération. Il hésite entre deux femmes,
l'une droitiste qu'il finit par abandonner et l'autre qui
en vient à le dénoncer... Il se voit finalement
envoyé à la campagne pour être rééduqué...
avant d'être réhabilité.
La Romance
du forgeron conte l'histoire d'un forgeron individualiste,
rétif aux formes collective et stakhanoviste de la
production socialiste. Envoyé en rééducation,
il est séparé de sa femme que le chef de la
commune essaie de séduire...
Un deuxième
ensemble de films traitent de la vie quotidienne à
la ville et à la campagne. Les films consacrés
à la vie rurale (L'oiseau de printemps, Le chant
du coucou, Le mal du pays, Le sentier dans la montagne)
présentent de la campagne une image idyllique. La vie
y est simple mais sans souci ni pauvreté. Le seul problème
procède de la fscination que la ville exerce sur les
villageois.
La ville
apparaît comme un lieu dangereux qui pervertit les paysans
et les détourne de toute morale en les faisant rêver
de devenir riches, alors que la campagne est le refuge des
valeurs traditionnelles. On ne manque pas de noter cependant
la tradition rurale renvoie à l'époque féodale
alors que la ville de tous les dangers est le lieu privilégié
du développement national...
Les
films consacrés à la ville (Les voisins,
Au milieu de l'âge, La ruelle Xizhao, L'ami inconnu,
Un village dans une métropole, Quand vient l'âge
mûr, A contre jour, Sept couleurs) traitent des
problèmes liés au manque de logement, à
la transformation de l'habitat
qui change les rapports de voisinage, au désoeuvrement
des adolescents, au manque de considération réservé
aux intellectuels, aux étrangers, Chinois d'outre-mer,
etc.
Il faut
mentionner encore pour achever ce rapide panoramique de la
production cinématographique chinoise, les films consacrés
à l'armée, aux couples de pionniers, hésitant
entre leur devoir et leur famille (Voyage au mont Tianshan),
et plus généralement à tous les
films dont l'argument principal est le mariage. Le mariage
est certainement, par-delà les thématiques diverses,
l'événement central du cinéma chinois.
C'est le moment où se rassemblent toutes les composantes
du jeu social : l'argent, la famille, la morale, la tradition
et le modernisme, le travail, le logement, les enfants...
Jean-Paul Desgoutte
La Compagnie
Chinoise d'Import-Export de Films est domiciliée au
25, rue Xin Wai à Pékin. Elle est dirigée
par Hu Jian. Elle édite chaque trimestre une revue
en langue française " l'Ecran chinois " consacrée
aux nouvelles productions et à l'actualité de
l'industrie cinématographique chinoise. Cette revue
est en vente à la librairie " Le Phénix
", boulevard Sébastopol, à Paris.