La
promulgation de han-gul, l'écriture coréenne,
par le roi Sejong de la dynastie Choson qui constitue
l'objet des textes et commentaires ici rassemblés
représente un événement capital, mais peu
connu, de l'histoire universelle du langage. Elle est la conséquence
indirecte, mais indéniable, d'une lointaine rencontre
entre la tradition linguistique indo-européenne et la
tradition linguistique chinoise, c'est-à-dire entre deux
mondes qui ont développé à l'extrême
les logiques opposées, mais complémentaires, de
l'analyse et de la figuration, du concept et de l'image.
L'invention
de han-gul est aux confins du mythe et de l'histoire,
comme le royaume dont elle est issue. Borges, Segalen, Gengis
Khan et Saussure, Van Gulik et Hergé auraient pu faire
partie de l'assemblée des sages de l'Académie
royale qui, sous l'auguste houlette du grand roi Sejong, ont
contribué à la naissance des "Sons corrects pour
l'instruction du peuple ".
Cette
écriture est fabuleuse, comme l'histoire du petit pays
qui lui donna naissance, du monarque qui la conçut, des
grammairiens qui la soignèrent, fabuleuse parce qu'elle
accomplit (cinq siècles avant le Cercle de Prague !)
le rêve d'un système de transcription phonologique
strict, fondé sur les appréciations les plus fines
du fonctionnement de la voix humaine et des langues naturelles.
Jean-Paul
Desgoutte
Remerciements
Les
travaux d'étude et de recherche qui ont permis l'élaboration
de cet ouvrage ont été grandement facilités
par le soutien et les encouragements que nous ont apportés
la Fondation Daesan de Corée, le Centre de Recherche
Linguistique de l'Université nationale coréenne
de Chonnam et le Centre National du Livre français.
Préface
La
prunelle du dragon
On
connaît l'histoire de ce peintre merveilleux, d'une lointaine
époque de l'empire du Milieu, dont le talent précieux
d'imitateur vint à la connaissance de l'empereur. "Son
trait, Majesté, est d'une telle finesse que s'il dessine
un faucon sur le mur du temple, les oiseaux effrayés
abandonnent leur nid !"
Le
Fils du Ciel, dont on sait l'affection et le respect qu'il porte
aux dragons, demanda à l'artiste de croquer, sur le mur
de la salle du trône, la figure emblématique de
l'animal prestigieux. Le peintre s'exécuta avec célérité
et minutie, et la foule des courtisans vit apparaître
avec admiration, mais non sans un certain effroi, l'image parfaite
de la bête formidable.
L'empereur,
quant à lui, contempla longuement le chef d'uvre,
puis, se toumant vers l'artiste qui, dans une humble posture
attendait son jugement, il dit : "Voilà qui est remarquable.
Vous êtes sans nul doute le plus talentueux des peintres
de l'empire ! Pourtant...", ajouta-t-il, en se caressant légèrement
la barbe qu'il avait peu fournie, "...à l'oeil de ce
dragon, ne manque-t-il pas la prunelle ?"
Le
vieil artisan se prosterna un peu plus et baisa trois fois le
sol en signe de confusion. "Rien n'échappe à l'excellence
du regard de Sa Majesté, murmura-t-il enfin, mais..."
Puis
il se tut, stupéfait sans doute de son audace. Un silence
abyssal accueillit la réticence du brave homme dont la
forme étalée sur le sol se confondait maintenant
avec la riche mosaïque du parterre royal. La foule des
courtisans retenait son souffle et le Fils du Ciel masqua son
agacement d'un bref raidissement de la nuque.
"Eh
bien..." dit-il enfin, et sa voix ne portait point d'interrogation
mais le ton de l'ordre le plus vif. Si bien que le modeste artisan
se releva prestement, saisit son pinceau qu'il trempa légèrement
dans l'encrier, et, d'un mouvement assuré du poignet,
pointa l'oeil du dragon pour lui ajouter la prunelle manquante.
Ce
fut alors comme si les dix mille tonnerres du Ciel éclataient
tous ensemble (de mémoire d'homme, on n'avait jamais
entendu tel vacarme dans l'empire !). Puis, aux yeux ébahis
de la cour et de l'Empereur, le puissant animal s'envola d'un
coup d'ailes.
*
Comment
affirmer plus clairement que la figure achevée convoque
la chose même ? Ou encore, de façon plus prosaïque,
qu'il existe une correspondance intime entre le verbe, la figure
et le son ? La nature et l'efficace de cette correspondance
hantent depuis toujours les rêves des grammairiens, phonéticiens
et phonologues, autant que ceux des poètes et calligraphes,
voire des prêtres et sorciers de tous les continents.
La recherche, du son correct, de la figure exacte et du nom
propre est en effet attachée de tous temps et en tous
lieux à la fonction magique de la parole et de l'écriture
(on parlerait sans doute plus volontiers aujourd'hui de fonction
performative du verbe), c'est-à-dire au processus proprement
créateur de sens attaché à la profération
et à la figuration.
Le
langage crée dans le mouvement même où il
désigne. La figure n'est pas seulement le double évocateur
de l'objet mais le principe même de son existence. C'est
pourquoi l'écriture, par delà sa fonction de représentation
de la parole, participe pleinement à la dynamique créative
du sens.
La
promulgation de han-gul, l'écriture coréenne,
par le roi Sejong de la dynastie Choson qui constitue
l'objet des textes et commentaires ici rassemblés
représente un événement capital, mais peu
connu, de l'histoire universelle du langage. Elle est la conséquence
indirecte, mais indéniable, d'une lointaine rencontre
entre la tradition linguistique indo-européenne et la
tradition linguistique chinoise. C'est-à-dire entre deux
mondes qui ont développé à l'extrême
les logiques opposées, mais complémentaires, de
l'analyse et de la figuration, du concept et de l'image [1].
La
nation coréenne, qui serait parente, d'après ses
origines linguistiques, de la famille ouralo-altaïque,
s'est implantée par une bizarrerie de l'histoire et de
la géographie, à l'est de l'immense corps de l'empire
du Milieu. C'est ainsi qu'elle s'est développée
pendant des millénaires sous l'influence quasi exclusive
de la culture chinoise, dont elle a emprunté le système
d'écriture. Or, le génie de la langue chinoise
- monosyllabique, tonale, dénuée de flexions -
est à l'opposé du génie de la langue coréenne
- polysyllabique, agglutinante - si bien que les divers essais
de transcription - du coréen en caractères chinois
- ont pu être assimilés, selon l'expression de
Chong Inji, grammairien du roi Sejong, au comportement absurde
de qui voudrait "enfoncer une cheville carrée dans un
trou rond".
L'avènement
de la dynastie Choson, qui marque l'achèvement de l'unification
de la nation coréenne, donna lieu à une mise en
ordre idéologique et linguistique du royaume. Ce mouvement
quoiqu'inspiré de la restauration propre à
l'avènement contemporain de la dynastie chinoise des
Ming eut pour conséquence l'affirmation de l'indépendance
politique et culturelle du pays. C'est singulièrement
la volonté du roi Sejong d'établir la prononciation
correcte, orthodoxe, des caractères du chinois qui le
conduisit à inventer, quasiment de toutes pièces,
un système de transcription phonologique unique en Extrême-Orient.
Cette invention ne fut possible qu'au travers d'une interrogation
minutieuse de l'héritage philologique et phonologique
de la tradition chinoise, et singulièrement des apports
que lui ont fournis les deux influences bouddhiste et mongole.
En effet, dans l'un et l'autre cas, s'était déjà
posé le problème d'un système de transcription
qui permît d'établir un pont entre la langue chinoise
et les textes sacrés du bouddhisme d'une part, l'écriture
mongole d'autre part.
On
reconstitue donc, à travers plus de mille ans d'histoire,
le long et lent cheminement qui permet à un petit pays
perdu aux confins de l'Asie de s'approprier, à travers
l'obstacle formidable de la culture chinoise (et grâce
à elle !), les outils nécessaires à l'élaboration
d'une écriture efficace. L'originalité et la puissance
des moyens mis en oeuvre sont à la mesure de cette aventure
exceptionnelle. En effet, il fallait d'une certaine façon, à
Sejong et à son académie de grammairiens, développer
une théorie linguistique qui couvrît et interprétât
d'un seul mouvement les systèmes radicalement opposés
de l'écriture chinoise synthétique et des écritures
segmentales mongole et sanskrite.
Cette
théorie n'est rien d'autre que celle mise au point (cinq
siècles plus tard !) par les phonologues du Cercle de
Prague autour de Roman Jakobson. Pour être plus juste,
il faudrait dire qu'elle propose en plus de la théorie
phonologique structurale et de l'identification des traits distinctifs
constituants des phonèmes, une vision générative
de l'articulation sonore et un système de transcription
dont la cohérence graphématique est jusqu'à
présent unique au monde ! C'est dire que l'événement
est plus qu'une anecdote dans l'histoire du langage.
Jean-Paul
Desgoutte
Sommaire
1.
Des sons corrects pour l'instruction du peuple, décret
de promulgation de han-gul par le roi Sejong
2.
Commentaires et exemples par Chong Inji, ministre
des cultes du roi Sejong
3.
Une lente maturation
par Kim Jin-Young et Jean-Paul Desgoutte
4.
Les sources phonologiques chinoises
par Lee Don-Ju, professeur de l'université de Chonnam
5.
Une leçon d'écriture
par Jean-Léonce Doneux, professeur émérite
de l'université de Provence
6.
Les enjeux sémiologiques
par Kim Jin-Young et Jean-Paul Desgoutte
7.
Bibliographie
Note
: [1] "Certes, force
est de reconnaître qu'il y a une commodité propre
au concept et à son mode d'appareillage : grâce
à la netteté de sa découpe, donc au caractère
explicite des relations qu'il entretient au sein de la panoplie
théorique, le concept est le véhicule de la pensée
qui s'embarrasse le moins des références contextuelles,
partant celui dont la circulation, de par cette indépendance,
est la plus économique et la plus facile (plus commode
sans doute que le jeu des corrélations chinoises, avec
son fonctionnement en réseaux et ses associations implicites,
celles-là mêmes qui exigeaient une formation lettrée).
Aussi, le découpage conceptuel produit par la philosophie
occidentale, et que déploient les sciences humaines,
tend-il à s'imposer partout de façon utilitaire,
dans le travail de la pensée ; mais dès lors que
les cadres et les outils de la représentation sont devenus
standards, nous ne pourrons toujours que retrouver à
peu près la même chose, d'une culture à
l'autre, et même au plus loin de nous, même en Chine
: cette uniformisation des catégories (cette koiné
conceptuelle), sans qu'on s'en rende bien compte, fait écran
; en recouvrant la tradition chinoise, elle la rend méconnaissable
et nous empêche de saisir ce que celle-ci peut posséder
de plus original. Nietzsche en nourrissait déjà
le soupçon : l'activité philosophique ne serait
peut-être qu'une sorte d'atavisme (eine Art von Atavismus),
mais bien sûr de très haut rang, tant une tradition
philosophique présente un certain air de famille qui
se fonderait au départ sur la parenté linguistique
(pour nous, celle de l'indo-européen). N'y aurait-il
donc pas une chance, pour la philosophie contemporaine, à
pouvoir revenir de la fausse évidence de ses propres
découpages celle-ci étant simplement héritée
en rencontrant une autre pensée, comme ici celle du Yi
King, c'est-à-dire en faisant l'expérience
d'une autre intelligibilité (autre non pas tant par ses
contenus que par ses modes d'élaboration) ? La voilà
qui pourrait ne plus s'interroger seulement du dedans, à
partir de sa propre histoire, mais s'envisager aussi du dehors.
C'est-à-dire trouver enfin un dehors d'elle-même
(et qui ne serait plus projeté par elle), sortir de chez
soi. Une occasion, pour elle, de remonter dans ses choix implicites,
ses partis pris enfouis ; et, par là, en débusquant
son propre impensé, de renouveler avec d'autant plus
d'audace, parce que de façon plus radicale, son questionnement."
François Jullien, Figures de l'immanence. Pour
une lecture philosophique du Yi King, (Paris, Grasset, 1993).
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