4.
Lucienne de Rochefort, fille d'Éric le Rouge, puissant
seigneur de Montlhéry et d'Élisabeth de Crécy,
dame de Gournay, fut mariée puis répudiée
par Louis VI le Gros, pour des raisons de convenance et de stratégie
politiques (cf. Gobry, 2003).
5. Les chevaliers
du Mâconnais et du Charolais ont vu avec méfiance
s'installer Guy 1er, petit-fils de Guigues II d'Albon du Viennois,
à la tête du Forez suite à la disparition
des comtes de la première race. Ils font alors bloc (La
Mure, 1868, note p. 127) autour de Guichard III qui en profite
pour élargir son territoire, du côté de
la Loire -et au-delà- non sans marier sa fille au nouveau-venu
!
6.
Amédée III, duc de Savoie est à la fois
le beau-frère du Dauphin, Guigues IV, comte d'Albon du
Viennois (1124-1140) dont il a épousé la
sur Mahaut et celui du roi Louis VI qui a
lui-même épousé sa sur, Adèle
de Savoie, après avoir abandonné Lucienne de Rochefort
à Guichard III de Beaujeu ! Ce dernier, quant à
lui, est le beau-père de Guy Ier, comte de Forez (1107-1138)
lui-même cousin, issu de germains, du Dauphin. L'affrontement
(1140) entre les deux beaux-frères, duc de Savoie et
comte du Dauphiné, verra la mort du Dauphin, la
colère de la reine de France et la condamnation, par
le pape, du duc de Savoie à partir pour la Terre Sainte.
7. Les relations,
complexes et fluctuantes, entre Guichard III et Cluny ont procédé
à la fois du caractère primesautier du seigneur
de Beaujeu et de sa volonté de défendre l'autorité
féodale des seigneuries des bords de Saône devant
le mouvement d'expansion territoriale de l'abbaye, au faîte
de sa puissance. Ce différend se nourrit sur fond
de Querelle des investitures entre Rome et l'Empire
d'une divergence de sensibilité quant au partage des
pouvoirs entre civils et religieux. Les Beaujeu, dans la tradition
féodale, revendiquent l'autorité du seigneur sur
son territoire (y compris vis-à-vis de l'Église)
tandis que Cluny, dont l'empire régulier ne cesse de
s'accroître, ne veut se soumettre qu'à l'autorité
de Saint-Pierre (i.e. Rome), fidèle en cela à
sa charte de fondation, rédigée en son temps par
Guillaume le Pieux.
" Je fais don en stipulant qu'un monastère
régulier devra être construit à Cluny
en l'honneur des saints Pierre et Paul, dont les moines
vivront en communauté selon la règle du
bienheureux Benoît. Qu'ils possèdent, tiennent,
aient et ordonnent ces biens perpétuellement et
que soit ainsi établi en cet endroit un asile de
prières où s'accompliront fidèlement
les vux et les oraisons. Que soit ainsi recherché
et poursuivi, avec une volonté profonde et une
ardeur totale, le dialogue avec le Ciel. Que des demandes
et supplications y soient adressées sans relâche
à Dieu, tant pour moi que pour les personnes dont
le souvenir a été rappelé plus haut.
Nous ordonnons aussi que notre donation serve à
perpétuité de refuge à ceux qui,
sortis pauvres du siècle, n'y apporteront autre
chose que leur bonne volonté, et nous voulons que
notre superflu devienne leur abondance. Ces moines, avec
tous les biens que j'ai indiqués, seront placés
sous le commandement de l'abbé Bernon, qui les
dirigera sa vie durant et de façon régulière
selon qu'il le saura et pourra. Après sa mort,
les moines auront le pouvoir et la liberté de choisir
comme abbé et recteur un religieux de leur ordre
selon la volonté de Dieu et selon la règle
de saint Benoît, sans qu'une quelconque opposition
de cette règle religieuse, de notre fait ou du
fait de tout autre puissant, ne puisse empêcher
cette élection. Les moines paieront tous les cinq
ans dix sous au siège des apôtres à
Rome, pour l'entretien de leurs luminaires. Ils obtiendront
ainsi la protection des apôtres et seront défendus
par le pontife romain. [
]
Il nous plaît aussi d'insérer dans cet acte
une clause en vertu de laquelle les moines réunis
ici ne seront soumis au joug d'aucune puissance terrestre,
pas même à la nôtre ni à celle
de nos parents ni à celle de la majesté
royale. Au nom de Dieu et, en lui, de tous ses saints,
nul prince séculier, aucun comte, aucun évêque,
pas même le pontife du siège romain, ne pourra
porter atteinte aux biens de ces serviteurs de Dieu, ni
en les amputant, ni en les échangeant, ni en les
donnant partiellement en bénéfice, ni en
établissant sur eux et contre leur volonté
une quelconque autorité -ou alors, qu'ils prennent
garde au terrible jugement ! [
] " Charte de
fondation de Cluny. Extrait de l'Histoire de la Bourgogne,
Jean Richard, éd. Privat, 1978. |
8.
Cette querelle va rester emblématique du devenir de la
société féodale " à la française
" car elle verra un troisième larron, le roi des
Francs (Louis VII, puis Philippe-Auguste, etc.) en faire ses
choux gras et imposer peu à peu son autorité sur
les seigneurs locaux (Mâcon, Forez, Lyon, etc.)... à
la demande des abbés de Cluny et des comtes de Forez
au dam des comtes palatins et de leurs alliés du
Lyonnais et du Beaujolais.
9. En l'an 1115,
Guichard III fonde le prieuré du Joug-Dieu, qui en l'an
1137 est érigé en abbaye. Il en explique ainsi
non sans quelque humour ? la genèse :
" Une nuit, étant
seul dans mon appartement de Thamais, j'eus la vision
suivante : six hommes vénérables, tout
brillants de lumière, se présentèrent
à ma vue, ayant des jougs à leur cou et
tirant une charrue, sur laquelle était appuyé
le saint homme Bernard, abbé de Tiron, un aiguillon
à la main, avec lequel il les piquait, pour les
faire tracer un sillon droit. À mesure qu'ils
avançaient, je voyais sortir de terre des fruits
en abondance. Après avoir longtemps réfléchi
sur cette vision, j'allai trouver ledit abbé
Bernard, à qui j'offris ce même lieu de
Thamais, avec ses dépendances, pour y mettre
les hommes qui, sous le joug du Seigneur, prieraient
continuellement pour moi et les miens, ce qu'il m'accorda
volontiers. Et pour conserver la mémoire de la
vision dont je viens de parler, je veux que ce monastère
s'appelle le Joug-Dieu " (D'après le
cartulaire de l'Abbaye de Tiron ; voir La Roche La Carelle,
1853).
|
Guichard III fonde
par la suite, en 1129, l'église de Saint-Nicolas de Beaujeu
qui sera consacrée en 1132 par le pape, Innocent II.
10. Guichard III
est contemporain de trois abbés qui, chacun à
sa façon, ont marqué profondément l'histoire
de Cluny :
Hughes de Semur (1049-1109), fondateur de la prestigieuse
église abbatiale dite de Cluny III (consacrée
en 1130), en est la figure tutélaire. Il soutient la
réforme grégorienne et le mouvement de pacification
de la société civile qui l'accompagne, favorisant
les échanges et le commerce. Il étend ainsi la
renommée du monastère et en popularise le modèle
tout au travers de l'Europe ;
Pons de Melgueil (1109-1122), d'ascendance illustre mérovingienne
et carolingienne marque un point d'orgue dans le triomphe
du modèle clunisois. Il est à la fois petit-fils
du comte Guillaume IV de Toulouse et cousin du tout nouveau
comte de Forez ainsi que du comte palatin de Bourgogne,
Guillaume-le-Grand, dont le fils sera bientôt élu
pape, à son initiative, sous le nom de Callixte II (1119-1124)
;
Mais le succès même de l'empire clunisois en annonce
déjà le prochain déclin. Orgueil et suffisance,
critiques et jalousies, cavalcade financière et inflation
monétaire, querelles de personnes et ambitions perfides
en précipiteront la chute par-delà et malgré
la gestion attentive de Pierre-le-Vénérable (abbé
de 1122 à 1157) ;
Pierre-le-Vénérable, représentant
de la tradition au regard des mouvements contestataires novateurs,
cisterciens ou hérétiques voire des sirènes
palatines dont Pons de Melgueil a pu se faire l'écho
est le neveu de Hughes de Semur. Gestionnaire soucieux du bon
entretien de l'abbaye (Duby, 2002) il ne pourra cependant que
retarder le déclin de l'institution, victime de son propre
succès !
11. Marie-Claude
Guigue, dans son ouvrage consacré à l'Histoire
des Dombes (1868), commente l'un des contes moraux dont
le genre fera florès rédigé par Pierre-le-Vénérable
pour l'édification de ses contemporains (De miraculis,
op. cit.) :
" Pierre
le Vénérable nous apprend que notre prince
Humbert [de Beaujeu], après avoir succédé
à son père [Guichard III], eut guerre
avec quelques ennemis qu'il avait en Forez ; que ce
prince était attaché au monde par sa jeunesse
et par ses grandes richesses, qu'il suivait ses passions
avec ardeur, et qu'il donna un combat contre ses ennemis
dans lequel un de ses plus vaillants chevaliers, nommé
Geoffroy d'Oingt fut tué d'un coup de lance :
qu'après ce combat, chacun se retira, apparemment
parce que, en ce temps-ci, le vassal ne servait son
seigneur que pendant quarante jours et que s'étant
passé deux mois depuis ce combat, Geoffroy d'Oingt,
qui avait été tué, apparut à
un chevalier d'Anse qui se promenait seul à cheval
dans une forêt qu'il avait près de son
château ce qui me parait convenir à
un seigneur de Charnay, dont plusieurs ont anciennement
porté le nom de Milon ; ils avaient une grande
forêt près de leur château, dont
une partie a dépendu anciennement du Beaujolais.
Cette forêt subsiste encore."
" Pierre le Vénérable
dit que ce Milon, ayant vu Geoffroy d'Oingt qui lui
apparut tout d'un coup, en eut peur, et qu'il hésita
pour savoir s'il se sauverait ou s'il continuerait son
chemin ; que le mort le voyant dans cette perplexité,
parla à Milon et lui dit de ne pas fuir et de
ne pas craindre parce qu'il n'était pas venu
pour lui nuire, mais pour lui demander un service. Il
lui dit donc qu'ayant obtenu permission de Dieu de venir
à lui parce qu'il lui avait été
fidèle ami dans le monde, et qu'il comptait qu'il
le lui serait encore, il le priait d'aller de sa part
à Humbert de Beaujeu et de lui dire qu'il lui
était apparu et qu'il l'avait chargé de
lui dire qu'il avait perdu sa vie par le glaive, ayant
été invité par Humbert à
le servir; que cependant Humbert négligeait de
faire prier Dieu pour lui, ce qui empêchait qu'il
n'entrât sitôt dans le bonheur éternel,
parce qu'il avait été sans une assez juste
cause dans le combat auquel Humbert l'avait invité
; que quoiqu'il fût décédé
à son service, Humbert ne lui avait fait donner
aucun secours spirituel qui pût le soulager dans
les grandes peines qu'il souffrait. Ce Geoffroy d'Oingt
ajouta qu'il n'était pas extraordinaire qu'Humbert
parût peu touché de ses services et de
ce qu'il avait été tué à
son occasion puisqu'il ne s'embarrassait pas même
du salut de son père [Guichard III], qui avait
en quelque manière négligé le sien
pour lui procurer des biens temporels, son père
souffrant de grands tourments pour les biens qu'il avait
acquis injustement et pour des maux infinis qu'il avait
faits aux églises et surtout à celle de
Cluny, à laquelle il retenait le château
et la terre de Laye, tandis qu'Humbert ne faisait autre
chose que de se réjouir et de se régaler
somptueusement des biens pour lesquels son père
gémissait."
"Geoffroy d'Oingt
enjoignit donc à Milon de Charnay de dire à
Humbert qu'il eût pitié de lui et de son
père, de peur que s'il n'avait pitié d'eux,
il ne fût bientôt dans leur misère.
Il ajouta que si Humbert faisait célébrer
des messes, qu'il donnât de grandes aumônes,
qu'il fît prier Dieu par d'honnêtes gens
pour eux, il les soulagerait beaucoup, leur procurerait
un bonheur plus prompt, et qu'il se libérerait
de ce qu'il leur devait ; que si après que Milon
lui aurait parlé, il ne faisait pas ce qu'il
lui disait, il serait alors obligé de lui en
aller parler et de l'en presser lui-même. Geoffroy
dit de plus à Milon que l'absolution publique
qui avait été donnée dans le dernier
synode de Lyon avait été très utile,
c'est pourquoi il lui demandait de pareilles prières.
Ce revenant, ayant dit tout ce que nous venons de rapporter,
disparut."
" Milon ne manqua
point, dit Pierre le Vénérable, d'aller
faire son message auprès d'Humbert de Beaujeu
qu'il avertit de tout ce que Geoffroy d'Oingt lui avait
dit. Ce récit effraya ce prince, qui ne se mit
cependant pas en devoir de faire prier Dieu pour Geoffroy
ni pour son père ; mais, dans la crainte d'avoir
la même vision que Milon, il voulut avoir un ou
deux de ses gens toujours couchés dans sa chambre,
ce qui ayant duré quelque temps, ce même
Geoffroy lui apparut un matin qu'il était déjà
grand jour. Humbert était encore dans son lit.
Ce revenant lui apparut avec les habits qu'il portait
le jour de la bataille ; il lui montra la plaie du coup
dont il était mort et qui paraissait encore récente
; il se mit sur le pied du lit et dit à Humbert,
qui était tout tremblant, qu'il n'avait pas voulu
croire au messager qu'il lui avait envoyé, mais
que Dieu lui avait permis de venir lui-même pour
lui apprendre ce qu'il souffrait et pour l'inviter à
le secourir et à secourir son père, quoiqu'ils
ne souffrissent que pour l'amour de lui. Il lui dit
que la négligence d'Humbert déplaisait
à Dieu qui avait presque dicté la sentence
de mort contre lui, mais que par sa bonté et
sa miséricorde ordinaire, il la différait
encore, pour voir s'il cesseroit de se laisser aller
à ses plaisirs, s'il se repentirait de ses égarements
et s'il continuerait à oublier de faire prier
Dieu pour eux. Geoffroy dit encore à Humbert
de ne point aller à l'armée d'Aymé,
comte de Savoie, où il se préparait d'aller
(voir note 6, supra), parce que Dieu lui avait
permis de lui dire que s'il y allait, il y perdrait
et ses biens et la vie. Il dit donc à Humbert
de Beaujeu de prendre garde à lui et de se souvenir
de faire prier Dieu pour lui, Geoffroy, qui lui parlait,
et pour Guichard, père d'Humbert, afin de les
soulager dans leurs peines. Lorsque Geoffroy finissait
ce discours et qu'Humbert, devenu plus hardi, se préparait
à faire quelques questions à ce mort,
Guichard de Marsé, vaillant chevalier, conseiller
de notre prince, entra dans sa chambre, revenant de
l'église ; dès qu'il entra, Geoffroy disparut.
Humbert, dans la crainte qu'il eut de ce mort, satisfit
à une partie de ce qu'il lui avait ordonné,
et promit d'aller à Jérusalem pour y faire
pénitence et expier ses péchés,
et qu'il y visiterait le sépulcre de Notre Seigneur..."
" Pierre le Vénérable
finit son récit en disant que cette vision prouve,
contre des hérétiques de son temps, ou
du moins contre certains qui sont dans l'erreur, que
les prières et les aumônes sont utiles
aux défunts. Il avertit néanmoins que
nous ne devons pas vivre dans la mollesse et dans l'indifférence
pendant cette vie, par l'espérance que ces prières
nous profiteront, parce qu'elles ne profiteront point
à ceux qui auront si mal vécu qu'ils aient
mérité la damnation éternelle.
[...] Ce que Pierre le Vénérable fait
dire au revenant que l'absolution qui avait été
donnée au dernier sinode lui avait été
très utile servit, à ce que je crois,
à multiplier les absolutions et à faire
faire diverses aumônes à ces sinodes pour
avoir part à de pareilles absolutions. Béatrice,
comtesse de Châlon, [petite-cousine, issue de
germains, de Humbert III] donna à Durand, évêque
de Chalon, sept livres monnaie de Dijon, l'an 1226,
pour faire prononcer, tous les ans, aux deux sinodes
de Châlon, son absolution ; elle donna ces sept
livres à cet évêque à prendre
sur les droits qu'elle tirait des frères de Châlon."
Histoire des Dombes, par Louis Aubret et Marie-Claude
Guigue, Trévoux, 1868 et De Miraculis,
Livre II, chap. 27.
|
12. Conversion, pénitence,
aumône ou rachat ? La question canonique et sacramentelle
se pose sur fond d' " explosion monétaire "
et de dispute théologique. L'aumône, c'est traditionnellement
le service des pauvres, une mission que le monastère
assure (voir supra, note 7), quotidiennement, grâce
à ses ressources agricoles qui elles-mêmes procèdent
des legs et dons consentis par les seigneurs et propriétaires
alentour. Ces dons, qui, dans l'aura millénariste, ont
favorisé, jusqu'au 11ème siècle, l'extension
et le renforcement du pouvoir régulier et singulièrement
celui de Cluny ont eu également pour effet de favoriser
la pacification du territoire et le développement du
commerce et des échanges.
C'est ainsi que la communauté monastique clunisoise considérablement
élargie par l'agrégation d'établissements
disséminés dans toute l'Europe est passée,
pour son approvisionnement et l'accroissement de son trésor,
de l'exploitation directe des ressources locales à l'usage
de numéraires octroyés par ses partenaires et
associés favorisé au demeurant par le privilège
papal de battre monnaie (voir Duby, 2002 p. 1321 sq.).
L'enrichissement matériel de l'abbaye lui permet, entre
autres choses, la construction de l'immense église, dite
de Cluny III, qui tout en excitant l'imagination de Suger
ne connaîtra de rivale que lors de la construction de
Saint-Pierre de Rome, quatre siècles plus tard grâce
aux subsides fournies par la diffusion contestée des
indulgences...
L'afflux des liquidités, lié à la fois
au succès du modèle clunisois dont l'abbaye
diffuse en quelque sorte la franchise et au développement
rapide des villes, du commerce et bientôt de l'activité
bancaire favorise un approvisionnement varié et
délocalisé au prix sans aucun doute- d'une
dérive simoniaque et d'une inflation qui finiront par
déconsidérer et ruiner l'établissement.
13. Le 12ème
siècle, féodal, laisse émerger et s'affirmer,
par-delà l'efflorescence d'une littérature "
populaire ", la figure du manant et la vitalité
de ses propos. Le latin s'y voit peu à peu réserver
l'entretien de la tradition liturgique et de la pensée
savante, là où les langues vulgaires prennent
en charge le développement de la culture vivante. La
confession de Guichard de Beaujeu est exemplaire de ce processus.
Son originalité et sa force tiennent à la posture
énonciative, profane, de l'auteur dont l'efficace est
liée à la fois à la subjectivité
du propos et à la prégnance du narrataire. Elle
s'inscrit ainsi dans un mouvement qui, avec Pierre de Bruys,
Valdo et autres réformateurs, hérétiques
voire ordres mendiants à venir s'opposera
d'autant plus à l'autorité cléricale que
cette dernière (voir supra) tendra désormais
à lier la valeur de la pénitence à l'importance
du rachat plutôt qu'à l'efficace de l'aveu et
de la grâce qui lui est inhérente.
14. Guichard III,
dans sa confession aux accents augustiniens, revendique encore
ou déjà ? un rapport direct à
la grâce divine, là où les mirabilia, contes
moraux, de Pierre le Vénérable vont bientôt
ouvrir le chemin à une circulation généralisée
des indulgences tarifées, entre les morts et les vivants
(cf. note 12).
15. Aymon de Varennes
est le premier auteur de roman semble-t-ilà
se mettre en scène, dans les coulisses énonciatives
de son récit (Le roman de Florimont, 1188). Il
y mêle, à l'envi, son nom à celui de sa
bien-aimée, entrelaçant leurs chiffre, image et
souvenir, dans les arcanes de l'intrigue.
Il actualise, par là-même, à sa façon,
la procédure de confusion discursive inaugurée
par Guichard de Beaujeu pour la scénographie de sa propre
confession Gérard Genette en analysera le mécanisme
(op. cit. 2009) sous le nom de métalepse.
La confusion des instances énonciative et diégétique
y rend spectaculaire et désormais intangible l'histoire
d'amour propre à l'auteur, tout en délivrant ce
dernier de l'issue qu'il redoute !
Une génération
plus tard, vers 1200, Renaud de Bâgé seigneur
voisin et proche d'Aymon de Varennes et de la famille de Beaujeu
en réiterera l'usage dans son roman Le Bel Inconnu
où il pousse le procédé jusqu'à
soumettre l'achèvement hypothétique
de son roman à l'issue favorable de son affaire amoureuse
!
De même, Marguerite
d'Oingt, petite-cousine et lectrice, bien sûr !
des précédents, généralisera-t-elle
le procédé en détaillant, avec amour (in
Speculum, voir infra), le calligramme dont les lettres
colorées ont recueilli la mémoire le corps
et le sang même ! de son divin fiancé, avant
que son livre ne s'ouvre sur la fenêtre du Royaume, dans
l'abandon d'une déchirure.
Le sens du texte en effet ne s'y cache pas dans la glose de
son contenu mais dans le mouvement même d'extase
dont il procède et auquel il invite.
16. Rousseau, quant
à lui, formulera plus tard la vertu rédemptrice
(qu'on qualifierait aujourd'hui de performative) du verbe et
de l'image ! : " Que la trompette du Jugement dernier
sonne quand elle voudra, je viendrai, ce livre à la main,
me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement
: " Voilà ce que j'ai fait, ce que j'ai pensé,
ce que je fus. ". Jean-Jacques Rousseau, Confessions.
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