Le
motif est un mouvement, un dessin, une phrase mélodique
dont la richesse se mesure à la variétédes
figures qu'il engendre. La rupture est une solution de continuité
qui crée, dans sa manifestation même, deux
traces spéculaires, complémentaires et différentes,
dont la vocation à se rejoindre est à l'origine
de la plupart des cosmogonies.
Le
motif de la rupture est donc un archétype anthropologique
et linguistique, un signifiant premier qui ne fait référence
qu'à l'absence de son même ou de son autre,
et instaure ainsi l'espace et le temps comme univers infiniment
varié du sens, à la recherche de l'unité.
Le
motif, en tant que signifiant premier ou ultime, ne renvoie
qu'à lui-même - ou à un principe transcendant
dont procède son efficacité. C'est donc un
signifiant qui ne signifie rien, tout en produisant du sens
dans le mouvement même de son articulation.
Le
meilleur exemple qu'on puisse donner de cette définition
paradoxale est l'archétype culturel de l'objet brisé
en signe d'amitié, lors d'une séparation.
Les deux morceaux séparés portent chacun la
trace identique et complémentaire de la fracture.
Le motif de rupture n'a pas d'autre sens que l'anticipation
des retrouvailles où il s'effacera. Le recollection
des deux morceaux ne produit pas un surplus de signification,
mais efface au contraire l'effet qui procédait de
la séparation. Le signe torturé de la brisure
ne renvoie ni à un ailleurs, ni à un passé,
ni même à un futur, il manifeste dans son mouvement
figé la distorsion de l'être, dans le temps
et dans l'espace, où prend naissance - du désir
et du manque - le sujet.
Ce
jeu, simple ou complexe, de la naissance de la forme et
du sens, à partir d'un motif de séparation
- qui est aussi motif de se rejoindre -, est le point de
rencontre des recherches ici présentées :
anthropologiques et linguistiques sur le sujet et son devenir,
sémiologiques et psychanalytiques sur les figures
de déplacement et le jeu des images, psychosociologiques
et sociologiques sur les figures mythiques de la crise et
les procédures énonciatives où se confrontent
et interagissent les identités du sujet et de la
communauté.
*
Les
textes rassemblés sont issus du séminaire
organisé de février à juin 1997 par
l'Atelier de recherche Intermédia de l'université
de Paris VIII.
Le
thème de la recherche était la reconnaissance
et la description des ruptures de continuité dans
le déroulement de la chaîne signifiante, verbale
ou analogique, sonore ou visuelle du discours et du récit.
L'enjeu de ce travail était d'élaborer une
topologie de l'intersubjectivité, qui rende manifestes
les fluctuations du sujet qu'engendre le rapport à
autrui, dans la forme directe du discours ou dans la forme
indirecte du récit, verbal ou visuel.
*
De
l'image au verbe, se joue le passage du nécessaire
à l'arbitraire. C'est en ce sens que la figure peut
être envisagée comme le moment et le lieu d'une
transition entre le réel et le symbolique, nécessaire
au sujet pour s'affirmer à la fois dans son irréductibilité
individuelle et dans son devenir social. La figure discursive
est l'objet de transition par lequel le sujet se délivre
du hic et nunc - où il est enfermé dans sa
seule référence à lui-même -
pour élaborer un signifié échangeable,
lieu collectif de communication (Martine Poupon-Buffière,
Figures de crise).
Le
récit et le discours sont ici envisagés selon
deux approches convergentes ou complémentaires, une
approche sémiologique européenne, issue de
Benveniste et de la narratologie qui tend à rassembler
en une même théorie la syntaxe narrative du
récit et la ponctuation intersubjective du discours
(Jean-Paul Desgoutte, Figures sémantiques),
et une approche sociolinguistique issue de l'Analyse de
Conversation américaine, qui s'attache plus particulièrement
à décrire les procédures et conditions
de réussite de l'échange verbal (Bruno Bonu,
Le récit dans l'entretien). Dans l'une et l'autre
approche, l'interrogation porte prioritairement sur les
choix que propose ou qu'induit l'organisation en séquences
de la chaîne verbale, chaque temps de silence se manifestant
comme le noeud où se structure, se ramifie ou se
referme la figure sémantique de l'échange.
La
figure est à la fois le lieu d'une projection individuelle
- où le sujet s'identifie - et celui d'une rencontre
avec l'autre. Elle a le double aspect du réceptacle
où l'individu se protège et de l'arène
où il se donne en spectacle. C'est sur cette frontière
de l'unique et du commun, que se pose la question du style,
où le sujet se dessine, se reconnaît et s'affirme
(Frédéric Rousseau, Motifs
de style).
La
rumeur, lieu commun par excellence, est une figure de langage
particulière en ce sens qu'elle nie le sujet. Elle
ne possède apparemment ni origine, ni destinataire,
mais se déplace, prolifère et meurt, hors
de toute procédure de confirmation référentielle.
Il semble - quoiqu'en disent ses thuriféraires -
qu'elle se manifeste essentiellement comme un acte illocutoire,
coquille vide où chacun peut porter son affect et
confirmer ses peurs, ses haines, ses angoisses, hors de
tout référent (Pascal Froissart, La
rumeur te nie...).
Trace
dans l'espace, la figure naît d'une transposition
(Entstellung, dans la tradition freudienne) et prend les
figures alternatives de la métaphore et de la métonymie.
Ces figures de base de toute rhétorique (décrits
par Freud sous les termes de Verschiebung et de Verdichtung
- condensation et déplacement), sont les versants
fondamentaux, selon Lacan, du jeu de l'inconscient. Mais
la barre, qui institue la métaphore, et le vide ou
le silence qui ordonnent la métonymie, ne sont pas
du même ordre. Et la question se pose de la nécessité
propre à la concaténation des signifiants
- en dehors du modèle verbal. Où se trouve
la figure induite sinon dans un troisième temps ou
un troisième lieu, temps et lieu du réel où
le signifiant se referme sur lui-même ? (François
Baudry, Linguisterie lacanienne)
*
Le
sens procède ainsi d'un effet de résonance
qui prend sa source dans une profération - une pulsion,
un attrait, une rupture ? -, se développe et s'épanouit
en saturant une figure mouvante - comme la vague révèle
les points de fracture intimes du rocher qu'elle balaie
sans cesse - puis s'achève, se fige et se retire,
en abandonnant la trace fossilisée de son mouvement.
Jean-Paul
Desgoutte
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