1
Sur
le fond du tableau se dresse une montagne, au pied de laquelle
s'étend, parmi les champs et les collines, un vaste lac
noir, dans l'ombre de la nuit. La scène est éclairée
d'une multitude d'étoiles, qui se reflètent bleues
sur l'eau sombre.
La
nuit est profonde. Au bord de l'eau, sous un auvent de toile,
sont assises les femmes du village. Sur leurs visages extatiques
et tristes, se lit la fatigue d'une nuit trop longue. Debout,
parmi elles, la chaman possédée chante et se lamente,
danse, virevolte et se perd dans les plis de sa robe cérémonielle,
comme une âme sans corps...
C'était
l’année du mariage de mon père. Je n’étais pas même né quand ce
tableau fut peint. Il est le dernier souvenir de la splendeur
de notre famille aristocratique, riche et brillante, aimée et
fréquentée de savants et d’artistes, de poètes et de peintres.
Nous possédions les calligraphies les plus belles, les peintures
les plus délicates et les antiquités les plus précieuses du pays,
une riche collection d’objets rares que mes ancêtres avaient rassemblés
amoureusement, par tradition, de génération en génération. Mon
père connut la ruine de sa famille, mais à l’époque il vivait
encore, auprès de mon grand-père, dans l’opulente maison familiale.
Leur salon recevait voyageurs et troubadours, esprits brillants,
savants, vagabonds et poètes.
C’est
à cette époque qu’un jour de printemps, au crépuscule, alors que
le ciel était traversé d’un vent lourd de poussière rouge, qui
éparpillait dans la cour les fleurs des pruniers, un couple de
voyageurs étranges se présenta au portail de la demeure.
L’homme
était vêtu du costume et du bonnet blancs propres à l’état de
deuil. D’âge mûr, il était de petite taille et tenait par la bride
un âne que chevauchait une jeune fille au teint pâle. Ils semblaient
tous deux, maîtresse et serviteur. Mais on apprit le lendemain
qu’elle était sa fille et qu’il l’accompagnait pour en faire connaître
le brillant talent de peintre.
La
jeune fille était elle aussi vêtue de blanc. Son visage, plus
pâle que ses habits, était traversé d’un regard d’une tristesse
insondable. Mon grand-père s’enquit de son nom, mais elle ne répondit
pas. Il lui demanda son âge. Elle ouvrit de grands yeux et resta
muette. « Elle a dix-sept ans et s’appelle Nani... répondit
l’homme à sa place. Elle est un peu sourde... » Le maître
de maison opina de la tête. Il invita les visiteurs à pénétrer
dans sa demeure, à s’y installer à leur guise et à faire état,
quand ils le souhaiteraient, des talents de peintre de la jeune
fille.
Tous
deux restèrent un bon mois auprès de leur hôte. L’homme racontait
l’histoire de leur vie, la jeune fille peignait et dessinait.
Un jour enfin, ils prirent congé. Mon grand-père leur remit de
l’argent et des coupons de soie, pour les aider dans la suite
de leur voyage, puis il les regarda s’éloigner. Le visage de la
jeune fille exprimait toujours la même tristesse que le jour de
son arrivée. Mon grand-père me raconta, bien plus tard, l’histoire
de ses hôtes et du tableau que la jeune fille lui avait confié,
la Danse du Sabbat.
2
Moha,
la chaman habitait un hameau dans les faubourgs de Kyung-ju, à
quelques lieues du centre de la ville. Sa maison, à l'écart,
se distinguait des autres par son toit de tuiles affaissé,
couvert de champignons terreux à l'odeur entêtante.
Elle était entourée d'un muret, à moitié
démoli, qui serpentait autour d'une cour, vaste terrain
vague, sans cesse inondé des dernières pluies, envahi
de mousse, d'herbes sauvages et de fougères, si hautes
qu'un homme aurait pu s'y cacher. La terre humide y grouillait
de vers de terre monstrueux, longs comme des serpents, et de crapauds
ventrus, tapis dans l'ombre en attendant la nuit... C'est dans
cette maison délabrée, qui semblait abandonnée
des hommes et livrée depuis longtemps aux esprits, que
vivaient Moha, la sorcière, et sa fille Nani.
Le père de la jeune fille résidait, quant à
lui, dans un village de la côte, à une heure de route,
où il tenait une échoppe de poissons, fruits de
mer et algues séchés. Selon les dires de chacun,
il était passionnément attaché à sa
fille, à qui il rendait visite deux fois par an, au printemps
et à l'automne, pour lui apporter, en présent, le
meilleur de sa marchandise.
En dehors de ses visites, et d'un hypothétique retour de
Huki, les deux femmes n'attendaient personne d'autre que les clients
de la chaman. L'un d'eux parfois se risquait dans la cour et frappait
à la porte : " Il y a quelqu'un ? ". Mais personne
ne répondait. Et quand, après avoir répété
plusieurs fois sa question, il poussait enfin le battant, il découvrait
le visage effarouché de Nani qui, de surprise, avait laissé
tomber ses pinceaux, et le regardait muette, en tremblant.
Moha avait pour habitude de quitter la maison au lever du soleil,
et d'y rentrer au crépuscule. On la croisait parfois dans
les rues, chantant et dansant, le pas incertain, tout en serrant
contre elle des pêches pour sa fille.
"
Ma fille, ma fille, Nani..., ma Fleur de l'eau, ma pe-tite fille...
Entre dans le palais du Roi des Dragons... Les douze portails
sont fermés, ouvre-les, ouvre-les vite... "
Les
gens qu'elle rencontrait, la saluaient d'un " Vous avez encore
bu, aujourd'hui ? " Elle baissait la tête modes-tement
et répondait poliment : " J'étais au marché...
" Mo-ha passait son temps auprès des marchands de
vin. Elle aimait la boisson, comme sa fille aimait les pêches...
" Ma fille, ma chère enfant, Nani... "
chantait-elle, en entrant dans la maison et en tendant les fruits
à sa fille. Nani portait alors les petites pêches
à sa bouche, et les savourait du bout des lèvres,
comme elle tétait sa mère, quand elle était
petite.
Selon Moha, Nani était le double réincarné
de la fille du dragon, Fleur de l'eau. Moha prétendait
en effet avoir connu le dragon, dans son sommeil. Il lui avait
offert une pêche et, sept jours plus tard, Nani était
née...
Le dragon de la mer avait conçu douze filles, promises
aux douze fils du dieu de la montagne. La première, la
lune, avait épousé le soleil ; la seconde, l'eau,
avait épousé l'arbre ; la troisième, le nuage,
avait épousé le vent, et ainsi de suite... Mais
la dernière, la fleur, coquette et volage, n'avait pas
su attendre son tour, et elle avait pris pour elle, le onzième
fils du dieu de la montagne, l'oiseau - qui était promis
au fruit -, au lieu du papillon qui lui était destiné...
Le fruit et le papillon, mécontents, s'étaient plaints
au dieu de la mer qui, de colère, avait rendu sourde la
malheureuse, avant de l'exiler. C'est ainsi que Fleur de l'eau
était devenue fleur de pêcher..., offerte aux visites
des oi-seaux du printemps, dont elle ne pouvait hélas entendre
le chant...
Quand
Moha, la sorcière, s'était trop attardée,
à chanter et à danser dans les bars à vin
de la ville, on la voyait s'immobiliser soudain, s'exclamer :
" Ma fille m'appelle ! ", et quitter vivement les lieux,
pour courir vers sa maison. Elle devait en effet prendre soin
de l'enfant que lui avait confié le dieu de la mer !
Moha avait pour habitude de se montrer attentive et respectueuse,
vis à vis de la foule des esprits qui l'entouraient. Elle
saluait, avec modestie et timidité, chacun des animaux,
des arbres, voire des objets, qu'elle cô-toyait. Désireuse
de se concilier leur faveur, elle prenait un soin particulier
des nourrissons et des animaux domestiques. Elle les traitait
comme des compagnons à part entière, avec qui elle
se devait de partager son quotidien : bavarder, rire, se fâcher,
voire se faire du mal...
3
Au
retour imprévu de Huki, il se mit à flotter comme
une odeur d'homme dans la petite maison. Nani, qui pourtant n'aimait
pas s'occuper des choses de la cuisine, préparait à
manger pour son frère. Et la nuit, une lanterne de papier
huilé, suspendue au bord du toit, trouait dorénavant
l'obscurité, confrontant sa lueur au scintillement des
étoiles.
Huki était le fils bâtard de Moha. Elle l'avait conçu
avant même d'être initiée comme chaman. Enfant
prodige, doué d'une intelligence rare, Huki n'avait pu,
en raison de sa naissance, entrer à l'école. A neuf
ans cependant, grâce à l'entremise d'un proche de
la famille, il avait été accueilli, comme novice,
dans un temple bouddhiste. Depuis lors, on était était
sans nouvelles de lui...
Nani
avait passé sa petite enfance, très proche de son
demi-frère. " Huki, Huki... " l'appelait-elle
à chaque instant, en courant après lui en tout lieu.
Ce n'est qu'après son départ qu'elle avait contracté
le mal, qui devait peu à peu la rendre sourde, sans que
personne sache au juste l'ampleur de son infirmité. Une
ou deux fois encore, elle avait demandé, en bégayant,
de ses nouvelles... " Il est allé au temple faire
ses études... " lui répondait sa mère.
" Quel temple ? " disait l'enfant. Et Moha inventait
un vague mensonge, car elle ne souhaitait pas avouer qu'elle n'en
savait rien...
Ce jour-là, quand Moha, rentrant du marché, vit
son fils apparaître, elle se troubla, tout d'abord, comme
à la vue d'un fantôme. Elle pâlit, et songea
un instant s'enfuir, mais, se ressaisissant bientôt, elle
ouvrit ses grands bras et l'enserra, comme un oiseau son petit.
" C'est toi ! c'est toi, mon fils... Son visage se couvrit
de larmes, et elle se mit à pleurer à gros sanglots.
Tu es revenu...
-
Mère, mère... "
Huki
fondit en larmes, lui aussi, appuyant sa joue contre l'épaule
de sa mère.
Pour un pauvre novice, qui errait de temple en temple, il avait
belle allure ! C'était alors un jeune homme de dix-neuf
ans, à la stature puissante et élancée. Son
visage, à l'expression noble, rappelait celui de sa mère.
Nani, qui avait pris peur, en voyant un inconnu ouvrir la porte
de la chambre en l'absence de sa mère, était restée
tremblante, dans un coin de la pièce. Elle comprenait soudain,
devant l'émotion de Moha, que l'inconnu était son
frère ! Et, pour la première fois depuis leur lointaine
sépa-ration, elle éprouva l'envie de pleurer, pour
manifester sa joie.
Le
bonheur des retrouvailles dura peu, cédant la place à
l'étonnement de Moha devant le comportement énigmati-que
de son fils. En effet, le matin au lever, le soir avant de se
coucher et à chaque repas, Huki s'adonnait à une
cérémonie étrange. Il prononçait quelques
formules magiques, dont il puisait, semblait-il, la teneur dans
un petit livre, qu'il gardait serré dans son habit. Nani,
elle aussi, l'observait, silencieuse et intriguée...
Huki lui dit un jour en souriant : " Toi aussi tu peux lire
ce livre... " et il lui tendit l'objet. Nani le saisit et
se mit à déchiffrer, avec beaucoup de difficulté,
les caractères inscrits sur la couverture : " Nouveau
Testament ". Mots étranges ! dont la signification
lui échappait. A vrai dire, elle n'avait jamais lu, avec
peine, qu'un roman populaire... et contemplait avec curiosité
l'expression énigmatique de son frère. Il lui sourit
de nouveau.
" Tu sais qui a créé l'homme ? " lui demanda-t-il,
en accompagnant ses paroles de quelques gestes d'explication.
Mais Nani ne s'était jamais posé la question...
" Sais-tu ce qu'on devient après la mort ? reprit-il.
Tout est écrit dans ce livre... " Et de la main, il
désigna plusieurs fois le ciel.
Mais, de toutes les explications de son frère, Nani ne
retint qu'une phrase : " Dieu, le père céleste...
a créé l'homme, l'univers et le Paradis... "
Quant à Moha, elle en vint bientôt à s'étonner
du Dieu de Huki. Dès le troisième jour après
le retour de son fils, elle lui demanda soupçonneuse :
" Est-ce vraiment là l'enseignement des moines bouddhistes
?
- Non, mère, je ne suis pas bouddhiste, lui répondit
Huki.
- Si tu n'es pas bouddhiste, de quoi parles-tu donc ?
- Je me suis enfui du temple... Je n'aimais pas ce qu'on m'y enseignait.
- Quoi donc ? Tu n'aimes pas le bouddhisme ? C'est une grande
doctrine. Serais-tu taoïste ?
- Non, je suis Chrétien. Dans le nord, on appelle cette
doctrine le christianisme, c'est nouveau...
- Tu es adepte d'une nouvelle secte ?
- Non, je suis Chrétien...
- C'est pour cela que tu prononces des formules magiques en fermant
les yeux chaque fois que tu manges ?
- Je ne prononce pas de formule magique, je prie Dieu.
- Dieu ? Moha ouvrit de grands yeux.
- Oui, le Dieu qui nous a créés...
- Tu es la victime de mauvais esprits... " lui répondit
Moha en pâlissant, mais elle ne posa plus de question.
Le
lendemain, à son retour d'une cérémonie d'exorcisme,
son fils lui demanda :
" D'où venez-vous, mère ?
- J'étais chez Pak, pour conjurer un sortilège...
" Huki resta pensif un instant puis il dit :
" L'esprit que vous avez chassé a-t-il disparu ?
- Evidemment... L'homme est guéri... " répondit-elle
avec assurance.
Moha
n'avait jamais douté du pouvoir qu'elle avait reçu
du Dieu de la Nature. Elle ne se posait pas de questions
inutiles, et répondait aux demandes des malades, comme
elle aurait donné à boire à quelqu'un d'assoiffé.
Elle apportait son aide à tous ceux qui la sollicitaient,
qu'ils soient du village ou d'ailleurs. Les nombreux patients
qui lui faisaient confiance, se rendaient chez elle, avant de
consulter un médecin, parce que c'était plus rapide,
plus efficace et moins cher...
Huki songeur la fixa des yeux.
" Maman, c'est un péché... dit-il enfin. Regarde
et lis ! " Et il lui tendit sa Bible ouverte.
"
Comme ils sortaient, voilà qu'on lui présenta
un démoniaque muet. Le démon fut expulsé
et le muet parla... " Matthieu, chapitre 9, verset 32.
Mais
Moha, sans plus prêter attention à son fils, se leva
et, s'approchant de l'autel domestique, elle aussi se mit à
prier.
"
Esprit des quatre vents, esprits du ciel et de la terre...
Vole ce qui vole et rampe ce qui rampe... la vie est éphé-mère
et fragile, comme un fil de soie... Dans les bras de l'esprit,
je marche sur une belle route, je marche sur la route... Je refuse
la main impure, j'accepte la main simple. L'esprit du lieu me
donne une terre et le roi des ancêtres m'offre un berceau.
L'esprit qui me garde, me donne le bonheur. L'esprit de la vie
me donne le souffle. Maitreya, ma vie est fragile comme un fil
de soie, je marche sur la route... "
Ses
yeux brillaient comme des braises, elle tremblait, convulsivement,
de tout son corps. Enfin, elle saisit un bol rempli d'eau consacrée,
déposé devant l'autel, y trempa ses lèvres
et, se tournant vers son fils, elle lui cracha le liquide au visage..
"
Pfui ! Va-t-en, démon... La montagne est abrupte et
la gorge profonde... L'eau y cache un abîme de cinquante
toises... Tu n'as rien à faire, ici ! Cours, va-t-en !
le cou-teau à la main droite, et le feu à la main
gauche... Pfui ! Va-t-en, démon, va-t-en tout de suite...
Pfui ! pfui ! "
Puis
elle cracha de nouveau, sur tout son corps. " Va-t-en, va-t-en,
mauvais esprit ! " Huki la regardait officier, les mains
jointes. Il se mit alors à prier, puis il sortit sans dire
un mot. Mais Moha continua longtemps encore à cra-cher
de l'eau, en tous sens dans la pièce, pour conjurer l'esprit
hostile.
4
En
quittant la maison de sa mère, Huki se rendit auprès
d'une communauté de chrétiens qui vivaient dans
la région. Moha et Nani l'attendirent jusqu'au coucher
du soleil, puis continuèrent de prier tard dans la nuit,
mais en vain. Moha demanda à sa fille si elle avait gardé
le livre du démon de Jésus. Mais Nani lui
fit signe que non, à son regret.
Moha était convaincue que son fils était le jouet
d'un mauvais esprit. Huki pensait, de même, que sa mère
et sa soeur étaient les victimes du démon, et que,
de là provenait l'infirmité de Nani.
"
Jésus, voyant qu'une foule affluait, menaça l'esprit
impur en lui disant : " esprit muet et sourd, je te l'ordonne,
sors de lui et n'y rentre plus. " Après avoir crié
et l'avoir violemment secoué, il sortit, et l'enfant devint
comme mort, si bien que la plupart disaient : " Il a trépassé
! " Mais Jésus, le prenant par la main, le releva
et il se tint debout. Quand il fut rentré à la maison,
ses disciples lui demandaient dans le privé : " Pourquoi
nous autres, n'avons pu l'expulser ? " Il leur dit : "
Cette espèce-là ne peut sortir que par la prière.
" Marc, IX, 25-29.
Si
Jésus avait guéri des muets du malin, il devait
pouvoir également sauver sa sur et sa mère...
Huki s'engagea à prier... Puis il écrivit une lettre
au pasteur et au doyen de la communauté chrétienne.
"
Mon père, grâce à Dieu, j'ai retrouvé
ma mère et ma sur. Mais dans cette région,
on ne connaît pas la Bonne Nouvelle du Royaume. Et tous
sont victimes des mauvais esprits et se livrent à l'idolâtrie.
A ma honte, ma mère est possédée d'un esprit
chaman. Ma sur est muette. Je prie tous les jours suivant
l'évangile de Marc (IX, 29). Mais comme il n'y a pas d'église,
ici, ce n'est pas facile. Je vous demande de joindre vos prières
aux miennes, pour qu'on en construise une parmi nous. "
Le
pasteur, qui s'appelait Handerson, était un missionnaire
américain. C'était lui qui avait aidé Huki
à subvenir à ses besoins et à poursuivre
ses études, lorsqu'à quinze ans, le jeune homme
avait quitté le temple bouddhiste où il était
postulant. Une fois sa décision prise, Huki, cet été
là, avait voyagé jusqu'à Séoul, puis,
poursuivant son errance, il avait rejoint Pyong-Yang, où
il devait finalement rencontrer Handerson.
Quand
Huki lui fit part de son intention de rendre visite à sa
mère, le pasteur annonça, lui-même, sa décision
de rentrer bientôt dans son pays. " Si tu le veux,
tu pourras m'accompagner...
- Merci mon père, je souhaite vivement voyager en Amérique.
- Alors, reviens vite ! "
La maison du pasteur était bien différente de la
maison de Moha. On y entendait tout au long de la journée
chanter des psaumes, accompagnés à l'harmonium.
On y lisait la Bible, on y était joyeux, heureux, tandis
que la maison de sa mère était vieille et humide.
Le mur en était démoli, le toit effondré
et la cour envahie de ronces et de reptiles... C'était
une maison hantée de mauvais esprits, qui avaient également
pris possession de sa mère et de sa sur.
De
retour de sa visite à la mission, Huki nota un changement
dans le comportement de sa sur. Pendant toute la journée,
elle le suivait des yeux, tapie dans un coin de la pièce,
le visage pâle comme la craie, les yeux fixes grand ouverts.
Puis, à la tombée de la nuit, dans la cour, au moment
où, parmi une nuée de moustiques assoiffés
de sang, on accrochait la lanterne au coin du toit, elle venait
se serrer contre lui, lui posant ses mains froides sur la nuque.
Huki, étonné, tenta à plusieurs reprises
d'échapper à son étreinte, mais, comme Nani
revenait à lui convulsivement, l'embrassant et le baisant
de sa bouche glacée, il finit, un soir, par lui prendre
la main et l'entraîner dans l'obscurité de l'auvent.
Dès lors, son visage se fit chaque jour plus pâle.
Deux semaines s'écoulèrent, puis le jeune homme
quitta de nouveau la maison.
Lors
de la deuxième nuit suivant le départ de son fils,
Moha se dressa soudain sur sa couche, soupira longuement et réveilla
Nani qui dormait auprès d'elle. " Dis moi, quand doit-il
revenir ? " l'interrogea-t-elle. Mais Nani ne répondit
pas. " Pourquoi n'as-tu pas préparé à
dîner pour lui ? " se fâcha alors Moha.
Les jours se suivaient et Moha s'exaspérait, peu à
peu, de l'absence de son fils. Chaque nuit, elle tournait en rond
dans la cuisine, allumant sans raison la lampe à huile
et préparant le repas, avant de se plonger dans de longues
prières.
"
Le souffle du bonheur nous couvre, et l'esprit de la vie nous
habite. Je prie, je te conjure, Dieu de l'esprit... A toi les
étoiles du ciel, et les perles de la mer... Je demande
le souffle à l'esprit de la montagne, le bonheur au protecteur
de la vie... et la sagesse à l'esprit de la mer. Démon
de Jésus... démon de feu... démon affamé
des pays lointains, brûle ! brûle, la flamme folle...
Brûle, le démon de feu ! Et que revienne enfin l'esprit
de la vie... "
Elle
s'agenouillait, se prosternait, puis se relevant, se mettait à
danser, jetant lascivement ses bras vers le ciel... Nani l'observait
en secret à travers la lucarne séparant la chambre
de la cuisine, en tremblant de tout son corps...
Un jour, elle fut, elle-même, saisie par la transe. Défaisant
et jetant un à un ses habits autour d'elle, elle se mit
à danser au milieu de la pièce, se livrant nue aux
frissons convulsifs du chant lascif de sa mère. L'aube
la trouva dévêtue, allongée au milieu de la
chambre.
Huki
finit par revenir, souriant à sa mère et à
sa sur. Moha accueillit son fils en pleurant, et l'enveloppa
de ses grands bras, comme un oiseau couvrant ses oeufs. Elle se
mit à verser des larmes muettes, qui ranimèrent
la vie dans son visage bleu de pâleur, et lui rendirent,
peu à peu, la sérénité d'une mère.
Huki dit alors en se dirigeant vers la chambre: " Je souhaite
me reposer. " Et Moha, s'installa sur le petit banc posé
le long du mur de la maison, songeant, la tête basse...
Puis elle se leva en soupirant et se dirigea vers la chambre,
où elle se mit à fouiller longuement parmi les toiles
que sa fille avait peintes.
Huki
tournait et se retournait dans son sommeil, cherchant en vain
à saisir la Bible, qu'il portait toujours sur lui. De la
cuisine lui parvenait le son indistinct de formules magiques proférées
par sa mère. Il se réveilla et fut troublé
de découvrir que la couche de Moha était vide. Saisi
d'un mauvais pressentiment, il fut bientôt parcouru d'un
frisson d'horreur, en entendant monter de l'ombre le gémissement
sourd d'un esprit malin, comme les pleurs d'un fantôme...
Il jeta un coup d'il à travers le guichet qui séparait
la chambre de la cuisine, et vit sa mère, vêtue de
l'aube cérémonielle, danser en psalmodiant ses prières
magiques.
"
Démon du feu affamé, fils du pays où le
soleil se couche... le feu à la main droite, le couteau
à la main gauche... Va trouver l'esprit de la montagne...
Va rejoindre l'esprit de la mer... Dans les nuages et dans le
vent... cours au palais du roi des Dragons... Les douze portes
sont fermées. Frappe à la première, que le
gardien aux yeux de monstre te donne un coup de massue... Et frappe
à la deuxième, que le chien fou souffle ta flamme...
Et que la chienne dévore les braises... Frappe à
la troisième, et vois sortir le chien de l'eau... Il aboie
! Waouh ! Waouh ! Les flammes s'éteignent... et la chienne
hurle... Waouh ! Waouh ! Et les braises s'éteignent...
"
Elle
s'agenouillait puis se prosternait en joignant les mains. Dans
un coin, posée sur une petite table, la lampe à
huile brûlait, près d'un bol rempli d'eau consacrée
et d'une soucoupe couverte de sel. Un peu plus loin, le Nouveau
Testament achevait de se consumer... Une flamme bleue en léchait
encore l'épaisse couverture, bientôt réduite
en cendres.
Moha prit alors une pincée de sel dans la soucoupe et la
jeta sur le livre, en déclamant avec ironie :
"
Le Démon de Jésus, repart vers l'occident. C'est
le Dieu de la montagne qui lui a fourni son équipage...
Le Démon de Jésus... Il a des clochettes aux oreilles...
Au son des clochettes, il s'en va. Il franchit la montagne et
traverse les ruisseaux. Comment pourrait-il revenir ? Il ne peut
pas revenir, parce qu'il a mal aux pieds. Ni au printemps, ni
au mois de mars, il ne reviendra, parce qu'il a faim... "
En
écoutant les propos de sa mère, Huki sentit son
ventre se déchirer de douleur, et il baissa les yeux devant
le spectacle de la femme, aux yeux brûlants, virevoltant
dans sa robe blanche. Il prit lentement son souffle, se leva,
ouvrit la porte d'un coup de pied, pénétra dans
la cuisine et se dirigea vers la petite table où était
posé le bol. Mais sa mère, saisissant à ce
moment le couteau sacrificiel, se dressa devant lui, tout en continuant
de danser.
"
Pfui ! Va-t-en, démon... La montagne est abrupte et
la gorge profonde... L'eau y cache un abîme de cinquante
toises... Tu n'as rien à faire, ici ! le couteau à
la main droite, et le feu à la main gauche... Pfui ! Va-t-en,
démon, va-t-en tout de suite... Pfui ! pfui ! "
Pointant
la lame vers le visage de son fils, " Va-t-en, dit-elle,
démon de l'occident... " Huki esquiva le geste de
sa mère, et la lame tranchante glissa tout près
de sa joue. Profitant du mouvement pour franchir l'obstacle, il
saisit le bol d'eau et le jeta à la figure de Moha. La
lampe à huile se renversa et mit le feu à la cloison
de papier qui séparait la cuisine de la chambre. Comme
il s'efforçait d'éteindre les flammes, Huki sentit
la lame du couteau pénétrer sa chair. Il se retourna
et s'effondra en sang dans les bras de sa mère, dont le
visage s'élargit en un terrifiant rictus.
5
Le
couteau avait laissé trois blessures, sur la tête,
la nuque et dans le dos de Huki. Mais le jeune homme ne souffrait
pas que dans sa chair... Il maigrissait à vue d'il,
son regard se creusait et ses côtes saillaient sous la peau
de sa poitrine.
Moha prenait soin de lui, avec toute l'énergie dont elle
disposait encore. Elle le pansait et le nourrissait, l'embrassait
et le cajolait, l'entourant de tous les rituels et formules magiques
qu'elle connaissait, sans que l'état de son fils, pourtant,
en fût amélioré...
Trop occupée à soigner Huki, elle en vint à
renoncer de répondre aux sollicitations des autres malades...
On se mit à dire, dans le village, que son pouvoir l'abandonnait.
C'est
à cette époque que des prédicateurs s'installèrent
dans la région, et qu'une petite église y fut fondée.
La doctrine chrétienne se propagea dès lors, comme
le feu dans la paille. Chaque village était visité
par la troupe des missionnaires, qui annonçaient la Bonne
Nouvelle de la venue du Royaume...
"
Nous faisons louanges à Dieu d'avoir autorisé de
rencontrer vous, ici... Lui nous a tous créés et
il nous aime tous... Nous pécheurs, nous sommes... et notre
cur est plein de malice, mais Jésus se sacrifiait
sur la croix pour sauver nous. Avec la foi en Jésus, nous
allons sauver notre âme du mal et chanter, avec grande joie,
sa gloire... "
Les
gens entre eux s'amusaient de voir prêcher des étrangers,
blancs aux yeux bleus et au long nez pointu. Les foules s'amassaient
pour assister au spectacle, qui de plus était gratuit.
Chaque maison recevait la visite d'un missionnaire : " C'est
un péché de croire au pouvoir des chamans... Dieu,
seul, a tout pouvoir... mais quel pouvoir a donc la chaman ? Elle
prie un arbre mort et vermoulu... ou une pierre qui n'entend ni
ne voit ! Elle est incapable de sauver qui que ce soit ! Il n'y
a qu'un seul Dieu, qui nous a tous créés... Renoncez
aux idoles... "
On
entendait courir d'étranges histoires... " Jésus,
le fils unique de Dieu a guéri toutes sortes de malades,
des paralytiques, des lépreux... Il est ressuscité,
trois jours après sa mort, il est monté aux cieux...
"
Moha
se moquait ouvertement des racontars que propageaient les diables
étrangers. En frappant sur son gong, elle continuait de
réciter ses litanies. Mais les critiques et les malédictions
lui traversaient la chair...
"
Va-t-en ! démon étranger... Tu ne reconnais pas
Moha ? Si tu ne plonges pas, dans l'eau profonde de cinquante
toises, j'affamerai tes enfants, je les envelopperai, dans un
rideau de lattes, dans une marmite en fer, enserrée d'une
lanière de cuir, pour leur ôter la vue du soleil
! Va-t-en, démon ! Le feu à la queue ! Les sonnettes
aux oreilles ! Va-t-en comme l'éclair ! Drelin, drelin,
dre-lin... "
Le
mauvais esprit de Jésus pourtant ne s'en allait pas, mais,
bien au contraire, faisait de plus en plus d'adeptes. Les clients
de Moha, eux-mêmes, en devenaient les victimes... Un exorciste,
en effet, s'était joint à la troupe des prédicateurs.
Il guérissait par la prière, en imposant les mains
sur la tête des malades : " le malheureux souffre de
ses péchés... "
La rumeur disait : " les aveugles voient, les paralytiques
marchent, les sourds entendent, les muets parlent, et, chacun
selon sa foi, tous peuvent être pardonnés...
" Alors les femmes offraient leurs bijoux, leurs anneaux
d'or ou d'argent, parmi la foule des gens fascinés par
le spectacle.
" Les diables d'occidentaux sont venus avec leur troupe de
cirque... " se moquait Moha ; mais son rire sonnait faux...
car elle se croyait seule dépositaire, du pouvoir des esprits
de la terre et de la montagne... Elle les célébrait
sous l'apparence d'un vieil arbre, d'une pierre ou d'un ruisseau...
Toutes pratiques que les Américains détestaient
ou jalousaient...
Aux démons de Jésus, qui trompetaient sur les place
: " C'est un péché de croire à la chaman...
", Moha, seule, opposait encore ses formules magiques, qu'elle
ré-pétait inlassablement en tapant sur son gong.
" Le feu à la queue ! Les sonnettes aux oreilles
! Va-t-en! Drelin, drelin, drelin... "
6
La
maladie de Huki s'aggrava avec l'arrivée de l'hiver. Moha
restait assise au chevet de son fils et lui serrait les mains,
en lui demandant d'une voix tremblante : " Mon fils, que
s'est-il donc passé ? Tu es venu de si loin pour me voir...
"
A sa mère en pleurs, Huki répondait : " Mère,
ne vous inquiétez pas... Je vais rejoindre bientôt
le Royaume de mon père, de notre père à tous...
- As-tu besoin de quelque chose ? " insistait Moha. Mais
Huki secouait la tête, attendant que Moha se retire pour
prendre la main de sa sur Nani et lui dire : " J'aimerais
avoir une Bible. "
Au
printemps, peu de jours avant la mort de Huki, Handerson, le pasteur
américain, lui rendit visite, accompagné d'un adepte
de la nouvelle communauté chrétienne. En entrant
dans la cour misérable, où régnait une odeur
de moisi et de pourriture, l'Américain demanda : "
Il vit ici ? "
Huki
accueillit avec joie son ami, les yeux brillant soudain d'un nouvel
éclat. Il lui confia ses mains amaigries en balbutiant
: " Mon père, mon père... "
L'homme lui prit la main en silence, et des rides se creusèrent
sur son visage soudain vieilli. Il ferma les yeux, pour tenter
de cacher son émotion. Son compagnon lui dit alors : "
C'est grâce à Huki, et à son intervention
au-près de vous, que notre village a pu construire son
église aussi vite... "
Au départ des deux hommes, alors que le pasteur promettait
de revenir bientôt avec un médecin, Huki lui dit
: " Mon père, pourriez-vous m'acheter une Bible ?
" Han-derson lui confia alors sa propre Bible, consacrée
lors de son ordination. " Garde-la, en attendant... "
Huki prit le livre, le serra contre sa poitrine et ferma ses yeux,
lourds de larmes.
7
Dans
la cour de la maison de Moha, parmi l'enchevêtrement des
mauvaises herbes, le printemps, comme chaque année, voyait
pulluler de vieux crapauds et de monstrueux vers de terre. Moha
ne se rendait plus que rarement aux sollicitations de ses clients.
Elle restait chez elle, tournant inlassablement dans les petites
pièces, en frappant sur son gong et en marmonnant des litanies.
On disait qu'elle était devenue folle.
Elle se nourrissait à peine et son visage se rassemblait
peu à peu dans la seule lumière brûlante de
ses yeux. Elle occupait son temps à déployer sur
des baguettes de bois les tableaux de Nani, qu'elle laissait ensuite
flotter au vent, ou à frapper son gong : " Va-t-en,
diable d'esprit de l'Occident... " Et si le soir, quelque
voisin venait lui rendre visite, en apportant une bouteille de
vin, et lui disait : " Vous êtes triste, Moha... ",
elle répondait : " C'est le démon de Jésus
qui m'a pris mon fils. "
Ses
adeptes s'inquiétaient de son état, la croyant perdue
pour son office. Ils se demandaient ce qu'il adviendrait, le jour
où ils auraient besoin d'elle... Mais la rumeur se répandit
un jour, qu'elle allait organiser encore, une grande cérémonie
au bord du lac, pour y retrouver le corps enseveli de la belle
fille d'un riche propriétaire. L'homme lui avait proposé
de précieuses étoffes de soie pour organiser l'affaire.
Elle avait accepté l'offre, espérant par la même
occasion, solliciter des esprits la guérison de sa fille.
" On verra bien qui est le vrai Dieu, celui de Jésus
ou bien le Dieu de la nature ! "
La
foule se rassembla enfin au bord du lac. On était ve-nu
de loin, de partout, pour assister à la cérémonie.
Les regards s'attardaient sur l'étendue d'eau sombre, qui
gardait dans ses profondeurs, secrets, souffrances et ressentiments.
C'était un lac sans fond, dont on aurait tenté en
vain de sonder l'immensité. La légende voulait qu'il
fît chaque année une victime...
Les marchands ambulants avaient installé leurs étals
au bord de l'eau, tout autour d'une vaste tente ouverte, ornée
de lanternes multicolores, bleues, rouges, vertes, blanches et
jaunes, qui flottaient au vent comme un nuage de fleurs. Un autel
avait été dressé à l'abri de l'auvent,
où voisinaient les offrandes : des gâteaux de riz,
des poissons et des fruits, des têtes de cochon, et toute
sorte de mets.
Moha
semblait avoir retrouvé toute sa sérénité
d'antan, et son visage ne manifestait, en dépit de la mort
de son fils et des critiques acerbes formulés par les Chrétiens,
qu'une tranquille détermination.
Elle regarda la nourriture copieusement étalée et
un sourire méprisant traversa son visage : " L'abondance
ne saurait tout satisfaire... "
Dans la foule, on commentait les événements. Une
femme prétendait que Moha serait bientôt possédée
d'un nouvel esprit, celui de la jeune femme qui s'était
jetée dans le lac. " Regardez comme elle lui ressemble
déjà ! "
"
C'est vrai, répondit son voisin, Moha n'a jamais été
aussi belle qu'aujourd'hui. Elle ressemble à s'y méprendre
à la femme qui s'est noyée. " Ailleurs, on
entendait dire que la fille de Moha pourrait bien retrouver l'usage
de la parole... Et encore que Nani était enceinte... d'on
ne savait qui... En tous cas, tous convenaient que cette journée
serait décisive...
La cérémonie commença. Moha se mit à
évoquer la vie de la femme disparue. Les tambours, flûtes
et violons accompagnaient sa voix aux accents d'une tristesse
inconnue. Moha dansait et son corps échappait à
la terre, pour flotter comme un esprit à la surface du
sol. Les femmes la regardaient, laissant leur imagination s'enivrer,
aux mouvements des voiles de la robe de soie, qui palpitaient
et virevoltaient autour d'elle, selon le souffle incertain de
sa respiration, animé, semblait-il, de l'esprit même
de la jeune morte. La lamentation s'abîmait, muette dans
les eaux du lac, comme les étoiles dans la nuit profonde.
Alors, les musiciens jetèrent au loin, sur l'eau, la nasse
où reposait le riz sacrificiel, promis à la morte.
Mais en vain. Pas même un cheveu de la victime ne remonta
à la surface...
Puis un homme, quittant la foule, s'adressa à Moha : "
Que peut-on faire encore ? "
La chaman, d'un pas assuré, s'approcha alors, calme et
déterminée, du bord du lac.
"
Lève-toi, reviens ! Toi, l'enfant chérie, perdue
à la fleur de l'âge... Toi, dont l'âme est
précieuse, épanouie comme une fleur, soignée
comme une prunelle de jade... Quand les parents laissent leurs
enfants, pour se jeter dans l'eau noire, le Dieu de l'eau tourne
la tête... La robe flotte, fantôme sur l'eau, comme
la corolle du lotus, dont la chevelure se dénoue...
"
Et,
disant ces mots, elle pénétra lentement dans la
profondeur du lac. L'onde épousait peu à peu son
corps, enlacés des plis de sa robe, tandis que s'étalait
lentement à la surface de l'eau noire, la corolle pâle
de son voile.
Le flot saisit sa taille, enserra sa poitrine et se jeta vers
son cou, tandis que, de la berge ses paroles se faisaient de plus
en plus indistinctes, et ses propos de plus en plus incohérents.
"
Quand il y aura des fleurs sur les pêchers... ma fille,
ma petite fille... en costume de deuil, ma fille, ma petite fille...
à la première branche... petite fille, demande de
mes nouvelles... à la deuxième branche... "
On
vit flotter, quelques instants encore, le voile de sa robe, puis
le chant se noya dans l'obscurité. Et la nuit se referma.
Dix
jours plus tard, un homme se présenta devant la maison.
Il tenait un âne par la bride, c'était le père
de Nani. La jeune fille, malade, était alitée, pâle,
les yeux profondément enfoncés dans le visage. L'homme
entreprit de la soigner, il lui prépara des potages et
des bouillons... Elle revint enfin à elle et dit, en balbutiant
: " Père... ". Peut-être était-ce
là l'effet de la dernière cérémonie
de Moha... ?
Dix jours encore, et l'homme sella son âne. Nani monta en
silence sur la bête.
Quand
la nuit tombe sur la maison, abandonnée pour toujours,
une nuée de moustiques assoiffés tourbillonne follement
parmi l'amas sauvage des mauvaises herbes.
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