Préface
Marguerite
d'Oingt[1] naît au sein d'une famille chevaleresque[2]
du Beaujolais[3], dans le courant du 13ème siècle,
à une époque où déjà la
ville et ses bourgeois[4] ont pris le pas sur la tradition
féodale. Les croisades tournent court, les seigneurs
n'ont plus les moyens d'entretenir leurs forteresses et le
roi cherche à tout prix à remplir les caisses
du royaume
[5] C'est un monde où, par-delà
l'efflorescence de la littérature courtoise[6], les
femmes sont encore assignées à vivre dans l'ombre
de leur maître ou à rejoindre le secret des couvents.
Marguerite
d'Oingt, fille d'un seigneur impécunieux[7], devient
moniale puis, en 1288, prieure de la chartreuse de Poleteins
en Dombes[8]. Elle fait, dans sa retraite, l'expérience
de la dépossession et de l'extase. Elle confie son
émotion et son trouble à son confident, père
spirituel et proche parent, Hughes d'Amplepuis[9], prieur
de la Chartreuse de Valbonne, dans le Gard. À son invitation,
sans doute, elle rédige le récit de son ravissement...
Depuis
la mort de Marguerite d'Oingt[10], le 11 février 1310,
et par-delà une confusion tardivement levée
sur l'identité de leur auteur, ses écrits ont
été précieusement copiés, traduits
et conservés par les moines de la Grande Chartreuse
puis publiés en deux éditions savantes[11].
Le manuscrit original est conservé à la bibliothèque
municipale de Grenoble.
La
traduction du Miroir ici présentée a
été établie à partir du texte
francoprovençal de référence. Elle prend
naturellement en compte le travail des traducteurs et éditeurs
précédents et s'inspire également des
précieux commentaires de Paul Leutrat, Catherine Müller
et de Gaston Tuaillon (voir bibliographie).
Jean-Paul
Desgoutte
Notes
:
1.
L'histoire de la famille d'Oingt est exemplaire du devenir
de la société chevaleresque, tout particulièrement
dans le destin des deux Marguerite, cousines germaines homonymes.
L'une, fille de Guichard seigneur d'Oingt, rejoint la chartreuse
de Poleteins en Dombes où l'ascèse monastique
la conduit à l'extase. L'autre, orpheline d'Étienne
d'Oingt seigneur de Châtillon, nièce et
petite-nièce de Renaud de Forez et d'Aymar de Roussillon,
l'un et l'autre archevêques de Lyon se voit marier,
en 1288, au fils du banquier d'Albon chargé des
lods de l'archevêché qui prend possession
de l'héritage et s'en prévaut pour afficher
ses prétentions aristocratiques (cf. Duby, 2002, p.
566).
2.
Les seigneurs d'Oingt, de Beaujeu et de Damas, chevaliers
du Charolais à l'instar des Le Blanc, Saint-Aubin,
Varennes, sont issus de la même souche familiale
que les barons de Semur (voir supra notes 3 et 5) comtes
d'Auvergne et comtes d'Autun. Leur ancêtre commune,
Ricoaire de Centarben (i.e. Saint-Aubin), fut successivement
l'épouse de Frédélan d'Oingt, puis, devenue
veuve, de Guichard II de Beaujeu (Paul de Varax, 1896). Ses
fils Hughes, seigneur d'Amplepuis, Falque, seigneur d'Oingt,
Humbert, seigneur de Beaujeu et Damas, seigneur de Couzan
et leurs descendants disputeront aux comtes de Forez le contrôle
de la montagne beaujolaise et des bords de la Loire (voir
supra notes 7 et 8). Marguerite d'Oingt est l'arrière-petite-nièce
(ou -fille ?) de Geoffroy d'Oingt dont on a vu plus haut (cf.
note 11) le destin tragique, à l'ost de Humbert III
de Beaujeu. Elle est également l'arrière-petite-nièce
de Renaud de Baugé, auteur du Bel Inconnu, roman
d'apprentissage largement inspiré du Roman de Florimont,
d'Aymon de Varennes (voir infra).
3.
Suite à la réorganisation du territoire lyonnais
qui marque la fin des hostilités entre les comtes de
Forez et l'archevêque de Lyon (1173), la famille d'Oingt
en vient à partager avec la famille de Varennes la
seigneurie de Châtillon d'Azergues, située à
la frontière entre les deux zones d'influence. Aymon
de Varennes y rédige, en 1188, son épopée
alexandrine, Le Roman de Florimont, où Marguerite
d'Oingt trouvera matière à s'instruire et à
rêver.
4.
Les villes grandissent, les bourgeois s'enrichissent et revendiquent
le droit de se gouverner. C'est ainsi qu'Étienne et
Guichard, seigneurs d'Oingt, accordent, le 1er avril 1260,
aux habitants de Châtillon d'Azergues, une charte de
franchises. De même, en 1260, Guichard V de Beaujeu
confirme-t-il aux habitants de Villefranche-sur-Saône
leurs libertés et franchises. Ce vent de liberté
pousse les bourgeois lyonnais parmi lesquels André
d'Albon (voir supra) et ses fils jouent un rôle de premier
plan à la fronde contre l'autorité des
comtes et de l'archevêque et donne lieu, en 1269, à
une violente émeute. Meurtres, incendies, pillages
conduisent alors le roi de France, Louis IX, à intervenir.
Il nomme un viguier, Girin d'Amplepuis du clan des Beaujeu,
pour arbitrer le différend et rétablir l'ordre
(cf. Menestrier, 1669).
5.
Philippe le Bel, dont l'avidité est restée proverbiale,
confie au trésor royal les dépouilles des chevaliers
du Temple et accable les marchands Juifs de mesures fiscales
entre autres discriminatoires. Il profite également
des troubles récurrents, entre l'Église et les
bourgeois lyonnais, pour mettre en uvre l'annexion de
la ville au royaume (1312).
6.
La littérature courtoise met en avant le don réciproque
des partenaires amoureux, propre au tout nouveau sacrement
du mariage consensuel que l'Église tente
alors de substituer à la tradition patriarcale. L'acte
de cession d'origine romaine et/ou germanique,
par le chef de famille de ses filles à ses gendres,
s'y voit battu en brèche ; mais l'avènement
de l'ère bourgeoise ramènera bien vite la condition
féminine à la triste logique du commerce des
biens.
7.
Guichard d'Oingt, grand-père de Marguerite, pressé
par ses créanciers, engage en 1222 son château
auprès de Renaud de Forez, archevêque de Lyon
en présence et sous la caution d'Aymon de Varennes.
8.
La fondation, en 1229, de la Chartreuse de Poleteins, par
Marguerite de Baugé (grand-mère de Marguerite
d'Oingt et femme de Humbert de Beaujeu, sénéchal
de Louis IX), s'inscrit dans le mouvement réformateur
qui s'est propagé, de Citeaux à la Grande Chartreuse,
en passant par Valdo, les hérésies occitanes
et les ordres mendiants, en réaction à l'embourgeoisement
des moines et à la collusion de l'Église avec
le siècle (cf. supra note 11) :
"
Environ ce temps-ci, Marguerite de Baugé, femme
d'Humbert de Beaujeu, fonda la chartreuse de Poletins, dans
sa terre de Miribel, son propre bien et héritage, pour
l'honneur de Dieu, de notre Sauveur J.-C., de la Vierge et
de saint Jean-Baptiste, et de tous les saints. Elle la dédia
spécialement à la Sainte-Vierge dont elle voulut
que cette chartreuse portât le nom. Elle la donna pour
des filles dont elle en avait tiré une partie d'un
couvent de Chartreusines appelé Pré-Bajon.
Elle leur donna pour leur fondation, le territoire et le tènement
de Poletins, le bois y joignant, et l'étang qu'elle
y avait fait faire. Elle promit de leur faire bâtir
une église à ses frais et tous les autres bâtiments
qui leur seraient nécessaires, de leur donner le labourage
de huit jougs de bufs, en terre, chaque année
; de leur fournir les prés nécessaires, de leur
acheter ou faire planter des vignes. Elle leur accorda le
droit de pâturage dans toute sa terre soit en-deçà,
soit au-delà du Rhône, pour tous leurs bestiaux.
Elle leur permit de prendre des bois dans ses forêts
pour bâtir et rétablir leurs bâtiments.
Elle les affranchit dans toute sa terre de toutes leydes,
péages, ban et de tout usage, quelque nom qu'on pût
lui donner. Et elle voulut que tout ce qu'elles pourraient
acquérir, par dons ou aumônes, dans ses terres
ou dans ses fiefs, elles le possédassent en toute liberté.
Elle consentit qu'elles pussent recevoir librement tous les
hommes ou femmes de sa terre qui se donneraient à elles,
et qu'elles puissent jouir des biens meubles et immeubles
qu'ils leur donneraient. Elle promit de les pourvoir d'un
moulin, selon la situation et la commodité de sa terre,
de leur donner seize bufs pour le labour de leur fonds,
dix vaches pour les nourrir, et dix treizaines de brebis.
Elle leur donna encore quinze livres fortes en argent, de
rente, dont elle en assigna dix sur la pêche des Échets,
et cent sols sur le vieux péage du Rhône ; et
elle promit de leur fournir tout leur nécessaire jusqu'à
ce qu'elles pussent le tirer des biens qu'elle leur donnoit.
Elle s'engagea à leur maintenir tout ce qu'elle leur
donnoit, à prendre tous procès en mains pour
elles, à les défendre de toutes violences et
injures, et que si elles venaient à être évincées
de quelqu'uns des biens qu'elle leur donnait, elle leur en
donnerait l'équivalent. Elle s'obligea et obligea ses
successeurs au château et châtellenie de Miribel,
d'exécuter et maintenir tout ce qu'elle promettait,
priant l'archevêque de Lyon de contraindre ses successeurs,
par les censures de l'Église, à observer le
tout. Enfin, elle défendit à tout noble ou roturier,
soumis à sa juridiction, de n'attenter en aucune manière
sur la personne ni sur les biens de la prieure ou de ses religieuses
tandis qu'elles offriraient de s'en remettre à la justice
et d'ester à droit par-devant le juge compétent
; que si quelqu'un contrevenoit à ses défenses,
elle vouloit qu'il fût puni si rigoureusement par le
juge de Miribel ou les siens, que personne n'osât plus
rien attenter au préjudice de sa volonté.
Humbert de Beaujeu, mari de Marguerite de Bâgé,
confirma et approuva cette fondation et prit sous sa protection,
sûreté et sauf-conduit les personnes et les biens
de cette chartreuse, et leur donna le droit de pâturage
pour leurs bestiaux sur toute sa terre.
Humbert et sa femme mirent leurs sceaux à cette charte,
pour marque de leur volonté et afin qu'elle fût
exécutée à perpétuité
" (Guichenon, 1660, p.90).
9.
Hughes d'Amplepuis est le neveu de Girin (voir supra), seigneur
de la Goutte d'Amplepuis (+1286) viguier de Lyon, puis
sénéchal de Philippe le Hardi et vice-roi de
Navarre et de Nicolas de Lorgue, grand maître
(1278) des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem,
cousin du précédent (Fouillant, 1998). Ils appartiennent
tous trois à la mouvance des Beaujeu, à laquelle
les rois de France ont pris l'habitude d'emprunter leurs connétables
et sénéchaux peut-être pour en conjurer
la susceptibilité atavique ou en amadouer la méfiance
réfractaire (voir notes 3, 5, 7) ?
10.
Marguerite d'Oingt, réputée sainte et bienheureuse
par l'Église catholique, inspire également la
critique post-moderne et les théoriciennes du genre
analystes de la tradition mystique médiévale
qui voient en elle une précurseure, inspiratrice des
propos féministes sur la topologie des sexes rapportée
à l'écriture (voir Catherine Müller 2002,
op. cit.).
11.
Voir bibliographie, infra.