Jean-Paul Desgoutte
L'UTOPIE CINÉMATOGRAPHIQUE
Essai sur l'image, le regard et le
point de vue
« Die Wirklichkeit zeigt sich
in unseren Erlebnissen und Forschungen nie anders wie durch
ein Glas, das teils den Blick durchlaesst, teils den Hineinblickenden
widerspiegelt. »
«
Dans nos expériences et nos recherches, la réalité
ne se montre jamais à nous qu’à
travers
un écran qui laisse
passer le regard tout en reflétant celui qui regarde » Robert Musil, Der Mann ohne Eigenschaften.
L'image est-elle un langage
? Non, sans doute. Mais l'étude attentive de la nouvelle
forme de récit popularisée par le cinéma
élargit le champ de la réflexion linguistique
jusqu'à rassembler dans une même théorie
texte et parole, son et image.
C'est ainsi que la pratique
du cinéma, et singulièrement celle du découpage
et du montage, renouvelle l'intérêt de la recherche
sémiologique autour des figures sémantiques
que constituent les ellipses et les raccords. Que se passe-t-il
en effet entre la fin du plan un et le début du plan
deux ? L'interstice vide, qui ponctue tout récit,
est le lieu même où s'élabore le sens
de ce qui s'échange, dans un espace proprement utopique,
puisqu'il ne possède ni étendue ni durée.
Autour d'une théorie
unifiée de l'image, du regard et du sujet, le présent
essai, qui prend sa source dans les travaux d'Emile Benveniste
et de Jacques Lacan, propose un lieu de rencontre sémiologique
aux cinéastes, psychanalystes, psycho-sociologues
et linguistes.
The Cinematografic
Utopia
Cut's
place in film performance
The basic components of
stories and/or events, that will be called messages, clauses
or shots, proceed from the divided psychological pattern
of the human subject, whose conscious ability may be shared,
all at once, between real, imaginary and symbolic universes.
The three level constitution
of the subject allows at once self identification - through
the other one's recognition -, intersubjective sharing -
in other words communication - and elaboration of logical
patterns, structures or algorithms, which then should be
used as semiotic models to explain the reality.
Telling, and more generally
recording, implies a complex pattern. The screen, which
is the place of the process of filmic performance, reveals
a concatenation of heterogeneous components, the relations
of which proceed from different logics.
The topical logic, which
le the logic of events, get mixed, through the screen, with
the performing - or utopical logic, as we call it -, which
organizes or reveals the ties between narrator and public.
Stories are built as an
organized succession of items - proposals or shots -, whose
ties are either related to the topical logic of the recorded
event, or to the utopical logic which appears through the
performance.
Morphological analysis
of the items reveals specific points of view and levels,
syntactic analysis of the story reveals the change of status,
the jump of register, which form the basic process of telling,
expressing its nature of behaviour model.
The meaning of telling,
set free from event contingencies, may be identified with
the systematic description of film's cuts. In fact, an event
can produce many stories. Which is why the proper sense
of a story does not depend on the significance of the related
event. It proceeds from an added structure (an utopic one)
free from spatial, temporal and subjective determining facts.
The "cinematografic utopia"
is connected with the implicit meaning, proper to every
film story, proposed to the imagination and wisdom of the
public, as it may appear in the empty space of the cut,
in the vacuum of space and time which forms, from shot to
shot, the structure of the movie.
I. L'ESPACE INTERSUBJECTIF
Avant-propos
La sémiologie,
suivant l'intuition de Ferdinand de Saussure, tend à
devenir aujourd'hui le lieu d'élaboration d'une problématique
commune aux sciences de la communication. Et de fait, si la
linguistique, telle qu'elle s'est développée
dans l'héritage saussurien, a donné naissance,
en un premier temps à une sémiologie de l'écrit,
on a vu naître par la suite, dans sa foulée,
une sémiologie de la parole et du discours, puis enfin
une sémiologie de l'image.
Ces trois étapes
ont marqué un glissement de l'intérêt
conceptuel de la recherche, de l'information vers la communication
verbale, puis de la communication verbale vers la représentation
audiovisuelle. Elles sont indissolublement liées à
l'évolution des technologies de communication de masse.
La première topique
du langage, mise à jour par l'analyse du texte, est
vouée à la conservation et à la transmission
des usages culturels (on parlerait volontiers aujourd'hui
de conservation et de transmission de l'information). Elle
en manifeste la fonction sémiotique qui renvoie à
la logique de l'écrit et à la sémiologie
du texte.
A la seconde topique du
langage, qu'ont rendue évidente les travaux de Benveniste
et d'Austin, s'attache la fonction pragmatique. Elle révèle
la dimension intersubjective de l'échange et le caractère
intentionnel et performatif du message. Au sens dénotatif
de l'information, se surajoute la performance pragmatique
(sous contexte) de l'échange. On peut dès lors
parler de processus de communication et de sémiologie
de la parole et du discours.
La troisième topique
du langage - mais on quitte là le processus strictement
verbal - est consacrée à la représentation.
Représenter, c'est présenter une deuxième
fois, ou réactiver un présent forclos ou encore
pérenniser un "événement". C'est donc
proposer simultanément deux univers disjoints : l'univers
de l'énonciation (ou du récit), et l'univers
de l'événement évoqué (ou de l'histoire
réelle ou fictive).
Cette fonction essentielle
du langage, dont les marques grammaticales formelles ont été
mises en évidence par Benveniste, peut être appelée
fonction narrative. Longtemps cantonnée, quasi exclusivement,
dans l'appareil verbal des langues naturelles, elle a essaimé
depuis un siècle dans de nouvelles formes de médiation
(le cinéma, la télévision et aujourd'hui
les multimédias) en y développant des structures
formelles originales. Aux récits littéraire
ou théâtral traditionnels s'est donc surajouté
le récit audiovisuel, dont la spécificité
implique un élargissement et une reformulation des
outils d'analyse issus de la linguistique.
L'étude de la logique
narrative audiovisuelle a donné naissance à
la sémiologie filmique qui sert de cadre au présent
essai.
Introduction
Le récit est une
utopie, c'est-à-dire un non-lieu, un espace sans
référence, libre de toutes coordonnées,
où se retrouve tout un chacun pour communiquer avec
les autres, ou encore pour négocier avec les autres
les modèles de comportement logique sans lesquels
aucune vie sociale n'est possible.
Le récit est le
non-lieu où le sujet s'objective, par-delà
la dialectique du je/tu. Autrement dit, l'espace symbolique
du récit libère le sujet de la prison du perçu
et de l'identification aliénante à son double.
Il lui propose un ailleurs, hors du temps et de l'espace,
où il vit son identité comme unique, reconnaissable
et signifiante, c'est-à-dire créée,
désirable et féconde.
Au cœur même de
tout récit s'inscrit donc la question du statut réel,
imaginaire ou symbolique de l'échange, et plus précisément
encore de la coexistence et de l'articulation d'univers
et de logiques distincts. Si réel, imaginaire et
symbolique se mêlent et s'enchâssent dans l'énonciation
narrative, il convient de distinguer les diverses instances
impliquées et d'analyser les procédures de
fragmentation et de recomposition qui en autorisent la fusion,
voire la confusion.
L'univers du récit,
et plus généralement l'univers de la représentation,
est donc hétérogène. L'écran
médiateur qu'institue le processus même de
représentation entre l'univers représenté
et 1'uiùvers représentant, est le lieu d'une
concaténation d'éléments disparates,
dont les liens procèdent de logiques distinctes.
A la logique diégétique - ou topique - qui
est censée régler l'événement
de référence, se mêle ou se surimprime
la logique énonciative - ou utopique - qui règle
ou révèle les rapports qu'entretiennent l'énonciateur
du récit et son public. C'est ainsi que le récit,
à l'instar de l'événement, peut être
analysé en une série ordonnée de propositions,
qui renvoient soit à la logique topique de l'événement
rapporté, soit à la logique utopique qui prend
corps à travers l'événement énonciatif.
Le cinéma se prête
tout particulièrement au travail d'analyse de la
segmentation et du raccord, qui sont au fondement même
de tout récit, parce que son matériau est
le perçu même. Le cinéma est le langage
de la substance. La nécessité du rapport entre
signifiant, signifié et référent du
message cinématographique est quasiment absolue.
Les procédures de segmentation et de montage, propres
au récit cinématographique, sont aisément
identifiables et descriptibles. En effet, le support signifiant
simule, redouble ou révèle parfaitement la
durée et l'espace, le point de vue et le regard,
la parole et l'écoute, l'avant et l'après,
l'inclus et l'exclu.
Le raccord cinématographique,
dont la marque est souvent implicite, opère ou révèle
le changement de registre, d'instance ou de fonction, qui
caractérise à chaque instant, la métamorphose
narrative du réel. Le raccord révèle,
en creux, les ruptures de continuité corollaires
à l'imbrication des logiques et des points de vue.
Partant des travaux de
Jacques Lacan sur la structuration du sujet et de ceux d'Émile
Benveniste sur la subjectivité dans le langage, on
se propose ici de généraliser le problème
de la narration, en établissant d'une part une représentation
topologique du sujet (chapitre
1), qui mette en évidence la triple instance
constitutive de la conscience, d'autre part une description
canonique de l'événement (chapitre
3) qui, fondée sur la logique du discours (chapitre
2), autorise une systérnatisation et un élargissement
à toute forme de récit du mode de fonctionnement
du récit verbal.
Le discours est événement,
mais il n'est pas tout l'événement. Rapporté
à la situation canonique de l'échange, le
discours s'inscrit dans un contexte spatio-temporel dont
la règle est l'intersubjectivité. La communauté
intersubjective fixe les limites spatiale et temporelle
de l'échange. Le récit objective et pérennise
l'événement en le déplaçant
de son instance réelle à une instance symbolique,
le délivrant ainsi des contraintes pragmatiques de
son intelligence. L'événement devient message.
La narration vise à
substituer ou à surimprimer au conteste pragmatique
de l'événement une structure logique qui fragmente,
désigne, ordonne et explicite les relations et mouvements
implicitement à l'œuvre dans l'événement.
Ce faisant, elle rejette comme insignifiant un substrat
pragmatique de l'événement et produit un supplément
de sens dans la manifestation même de sa procédure
narrative. L'événement, en tant que référent
du récit, ne peut plus dès lors être
saisi que sous la forme abstraite de la diégèse,
ou structure logique immanente (chapitre
4).
On ne peut traiter de
l'événement et donc du discours qu'à
partir de la trace que nous en proposent le ou les récits.
L'impossible représentation de l'événement
laisse place à une multiplicité de tentatives
d'approche narrative du réel, qui privilégient
tantôt le point de vue énonciatif, tantôt
le point de vue diégétique, révélant
ou masquant, alternativement ou simultanément, la
logique à l'œuvre dans l'énonciation et la
logique à l'œuvre dans l'événement
de référence (chapitre
5).
L'ensemble des récits
audiovisuels peuvent ainsi être classés selon
une typologie qui révèle à travers
les les imbrications entre instance énonciative et
instance référentielle, les choix narratifs
propres à l'énonciateur (chapitre
6). Il devient dès lors possible de s'interroger
sur la nature et la forme des unités constituantes
du récit filmique et des relations syntagmatiques
qu'elles entretiennent (chapitres 7,
8 et 9).
Chaque unité étant
caractérisée, du point de vue de l'énonciation
par un faisceau de traits morphologiques distinctifs, qui
correspondent à autant de choix énonciatifs,
l'analyse de l'enchaînement des plans et des séquences
révèle à chaque instant, à la
fois le regard de l'énonciateur sur l'événement
et son projet vis à vis du spectateur.
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