I
Prolégomènes
à une pragmatique du verbe et de l'image [1]
1. L’héritage sémiologique
Philologie
du texte et linguistique de la parole, analyse du récit
et pragmatique du discours, sémiologie de l’image et théorie
de l’argumentation visuelle se rejoignent peu à peu dans
la recherche consacrée à la communication et aux médias.
L’un des enjeux d’une telle rencontre est la mise au jour
des fonctions respectives du texte, de la parole et de l’image
dont la rencontre — enfin consommée sur un même territoire
numérique — est célébrée par l’avènement des nouvelles technologies.
L’image prend place à côté du texte et de la parole en bouleversant
la frontière convenue entre verbal et non verbal, qui a
longtemps structuré non seulement l’organisation des champs
de la connaissance, mais aussi et surtout les modèles mêmes
du comportement social. L’évolution de la réflexion sur
le sens n’est sans doute pas étrangère à la transformation
des dispositifs et supports de communication. Et si la langue
a pu devenir, depuis un siècle, un objet d’étude profane,
c’est sans doute parce qu’elle a perdu une part notable
de sa fonction de consécration du réel et de réceptacle
ultime de toute signification. Le développement des supports
de représentation audiovisuels a ouvert un nouveau champ
à l’expression de l’expérience, voire à la formation ou
à la métamorphose du sujet[2] . Du signe objet, réceptacle
et coffre-fort, enclos dans les limites de son paradigme
sémiotique, au signe « comme moment (toujours en crise)
du processus de sémiosis[3] », il y a peut-être la
même différence que de la logique spatiale, atemporelle,
statique, du concept à la logique spatio-temporelle, dynamique,
du plan cinématographique.
2. Le verbe et l’image
On distingue
classiquement, depuis Saussure, les relations de signification
paradigmatiques, atemporelles (in absentia), qui
rendent compte d’une similarité entre les éléments concernés
— et sont dites de ce fait métaphoriques — des relations
syntagmatiques, qui rendent compte de l’organisation temporelle
(in præsentia) de l’énoncé — et sont dites, de ce
fait, métonymiques. Les relations métaphoriques sont de
nature sémiotique, elles renvoient au dépôt lexical
virtuel propre au code, alors que les relations métonymiques
sont de nature sémantique et renvoient à la parole
ou à l’énonciation. Il serait sans doute illusoire de vouloir
séparer radicalement ces deux types de relations de signification,
car la signification sémiotique — hors contexte — n’est
de toute évidence qu’un dépôt ou une cristallisation des
effets de sens énonciatifs — sous contexte[4] . On peut
dire encore que les relations paradigmatiques s’inscrivent
dans un espace atemporel, virtuel — l’espace de la langue
— alors que les relations syntagmatiques s’inscrivent dans
la linéarité temporelle de l’énonciation. Cette distinction
recouvre globalement les deux approches appliquées, d’une
part à l’image — qui s’organise dans l’espace —, d’autre
part au verbe (et plus généralement au son) — qui s’organise
dans le temps. Le modèle de toute signification temporelle
est la voix, dont le fonctionnement intime se fonde d’une
part sur la réitération du souffle — la respiration —, d’autre
part sur l’alternance des propos inhérente à tout échange
verbal. Le discours verbal s’organise selon un jeu complexe
de résonances — quasi musicales — qui constitue l’ossature
métonymique du message. Le modèle de toute représentation
spatiale est le reflet qu’offre le miroir, dont la permanence
imaginaire fonde l’identité métaphorique de tout sujet.
L’écriture — et son avatar le récit — tente de rassembler
en un même lieu les figures réitérantes du souffle vocal
et les images accumulées d’un ailleurs imaginaire dont l’organisation
est virtuelle. Autrement dit, ce qui donne un sens à une
image, c’est le cadre — ou la frontière — qui la fige dans
le temps. Ce qui donne un sens à la parole, c’est l’organisation
des silences qui la module. En chaque cas, le sens naît
d’un retournement de ce qui est manifeste sur ce qui est
implicite — latent, masqué ou évanescent. Il n’y a de sens
que dans la coexistence subjective de l’ici et de l’ailleurs.
3. L’écriture et le récit
On le voit
bien dans les formes et les destins multiples qu’ont développés
les écritures, écartelées entre les deux nécessités de rendre
compte d’une part d’une présence virtuelle, latente — celle
de l’espace où les mots et les objets sont figés dans le
temps — et d’autre part du mouvement même de métamorphose
qui travaille tout sujet. Le récit, qui n’est qu’une forme
élaborée d’écriture, reprend à son compte le paradoxe de
la coexistence virtuelle du multiple spatial et de la linéarité
irréversible du changement inhérent au sujet. L’écriture
et le récit tentent de rassembler en un même espace clos
le sujet et son prochain — ce qui est à côté ou ce qui vient
plus tard — dans leur destinée commune. Le cadre qui clôt
l’image et le silence qui achève la parole échangée délimitent
l’espace où l’événement, pour toujours, se transforme en
dess(e)in. Si le récit linéarise l’univers multidimensionnel
du discours, ce n’est pas sans garder la trace des choix
implicites à chaque nœud de la ponctuation qui organise
l’alternance. La continuité de l’intrigue manifeste la coercition
des subjectivités dans une histoire commune, mais elle laisse
au lecteur de soin d’apprécier la configuration des trajets
inaboutis. Le récit impose le choix du manifeste, mais laisse
à l’imagination le soin d’inventer la place du virtuel ou
de l’implicite.
4. Le récit audiovisuel
L’invention
et le développement du cinéma ont contraint les sémiologues
à prendre en compte, dans un même mouvement, les interprétations
spatiale et temporelle du message. Le film est une succession
d’images qui d’une part proposent une représentation analogique
(métaphorique) du réel, d’autre part s’articulent les unes
par rapport aux autres selon une organisation syntaxique,
temporelle, énonciative tout à fait comparable à l’enchaînement
des propositions du discours ou du récit verbaux [5] . Ce
que l’organisation narrative filmique met également en évidence,
c’est la fonction essentielle de la rupture de continuité
du signifiant analogique dans la production du sens. Le
sens d’un récit audiovisuel ne se limite pas à la somme
des informations analogiques contenues dans l’enchaînement
des images, mais doit prendre en compte la signification
particulière de chacune des ruptures de continuité. Cette
notion de rupture de continuité est largement étrangère
à l’analyse linguistique en ce sens que le signe verbal
n’est pas analogique du réel — ou que du moins, si l’on
doit chercher une analogie entre le signe verbal et son
contexte de référence, il faut la chercher très en amont
de ce qu’on décrit actuellement sous le nom de langue ou
de grammaire.
5. Le récit multimédia
Le développement
de « l’interactivité en ligne » et de l’édition
hypermédia renouvelle également l’intérêt de la recherche
sur les problèmes de frontière entre énonciation discursive
et énonciation narrative. En effet, les procédures énonciatives
multimédia de représentation documentaire, aussi bien que
celles qui visent à l’élaboration de fictions, tendent à
associer le spectateur — ou son représentant putatif — à
la dynamique de l’action. On assiste ainsi peu à peu, au
fur et à mesure que se développent les programmes interactifs,
à l’épiphanie de ce que Tzvetan Todorov a appelé l’« image
du lecteur »[6] , Umberto Eco « le lecteur modèle »
et Emile Benveniste[7] « l’interlocuteur obligatoire
que présuppose tout sujet ». Autrement dit, l’énonciataire,
— l’interlocuteur du narrateur — cesse d’être virtuel et
passif pour s’inscrire concrètement dans le récit, voire
dans l’histoire. Il actualise le sens du « texte »
en activant l’un ou l’autre des choix potentiels inhérents
à l’énonciation. Mais qu’en est-il de l’autonomie réelle
de cet interlocuteur ? Ne fait-il que révéler les arcanes
du récit ou participe-t-il effectivement à son élaboration ?
Cette présence active du spectateur « modèle »
dans le déroulement de l’intrigue conduit l’analyste à rééxaminer
les statuts respectifs de l’histoire et du récit, du drame
et de la mise en scène, du plateau et de la régie dans l’évolution
des processus de communication. Comment déterminer ce qui
du processus énonciatif procède de l’histoire et ce qui
la détermine ? Quelle part, réelle ou virtuelle, anticipatoire
ou rétroagissant, consciente ou inconsciente, volontaire
ou involontaire, le spectateur prend-il à l’évolution du
récit, voire de l’histoire qu’il raconte ?[8] Si le
récit — et tout particulièrement le récit audiovisuel —
offre à son public la possibilité quasi physique d’échapper
aux contraintes liées à la dissociation du temps et de l’espace,
en se propulsant d’un personnage à l’autre, d’un lieu à
l’autre, d’un moment à un autre, le multimédia quant à lui
ajoute à cette liberté spatio-temporelle une possibilité
nouvelle, celle de recommencer la partie. Le drame interactif[9]
se propose en effet comme un univers à destins multiples,
où le « spect-acteur »[10] choisit non seulement
son parcours mais aussi, et comme malgré lui-même, le dénouement
de l’histoire.
6. Pour une pragmatique de l’image
L’évolution
des usages du texte, de la parole et de l’image a radicalisé
l’interrogation sur la nature du sens. Comme le note Umberto
Eco, elle s’est peu à peu détachée du signe pour s’intéresser
au texte, et du contenu du texte pour s’intéresser à sa
mise en forme et à son interprétation[11] . La mise au jour
et la prise en compte de la dimension pragmatique des processus
de signification sont liés à l’émergence du montrer
aux côtés du dire[12] . Et si cet intérêt pour ce
que la marge donne à voir a révélé la fonction déictique
et performative de tout énoncé, il était inévitable qu’on
s’interrogeât enfin sur les vertus pragmatiques propres
à l’image. La coprésence et l’interaction du verbal et du
visuel dans les formes contemporaines d’expression et de
transmission de l’expérience contraignent l’analyste des
effets de sens à développer, à côté de la pragmatique du
verbe, une pragmatique de l’image. Il s’agit, autrement
dit, de mettre au jour les interrelations entre ce qui est
donné à voir et ce qui est impliqué par la façon dont on
donne à voir. Et à vrai dire, si l’image semble, en dépit
des efforts de nombreux sémioticiens, résister encore
à toute analyse formelle de son contenu, elle se prête en
revanche volontiers à une analyse de son énonciation. Ce
champ nouveau de l’analyse sémiologique devrait permettre
d’établir clairement l’origine et la nature des contradictions
pragmatiques propres à l’énonciation audiovisuelle, et contribuer
ainsi, sinon à une moralisation, du moins à une meilleure
intelligence et à un meilleur usage des médias contemporains.
Le problème qui vient d’être esquissé à grands traits peut
être rapporté à une réflexion fondamentale sur la forme
et le statut des unités de signification verbales ou non
verbales. L’intérêt de l’approche sémiologique audiovisuelle
par rapport à l’approche linguistique tient à ce qu’elle
s’intéresse à une forme de « langage » dont l’émergence
et le développement sont très récents, par rapport aux milliers
ou dizaines de milliers d’années d’existence et de métamorphose
des langues naturelles, voire des systèmes d’écriture ou
de représentation iconique du réel. Le cinéma apporte en
particulier un point de vue original sur les problèmes liés
au caractère discret des chaînes signifiantes. Il met en
évidence la nature et la nécessité énonciatives des processus
de ponctuation inhérents à tout échange, à toute communication,
voire à toute représentation. Il révèle que le sens procède
toujours d’un découpage ou d’une fragmentation du réel,
qui sépare un élément manifeste d’un élément implicite ou
virtuel, un champ d’un hors champ, un présent d’un absent.
L’effet de sens consécutif à la séparation est constitutif
du sujet — qui s’identifie à l’acte énonciatif. L’énonciation
première sépare le présent de l’absent, l’ici de l’ailleurs,
qui va se dissocier à nouveau en ailleurs spatial et en
ailleurs temporel. L’autre comme double, et le tiers comme
anticipation de soi peuvent prendre place eux aussi dans
ce jeu de ponctuation qui donne sens peu à peu à l’univers.
Les marques de ponctuation et de fragmentation du réel —
ou marques énonciatives — sont donc au principe même de
toute signification. Elles instituent les paradigmes de
base où vont se ranger les signes, qui, loin de procéder
d’une pure imitation du réel, naissent peu à peu de l’élaboration
conjointe d’un univers commun. Le signe, dans son infinie
complexité, procède toujours d’une rencontre assumée avec
l’autre ; il en est l’outil et la trace. C’est ainsi
que le sens naît de la complexité du rapport à l’autre.
En tentant de remplir le vide, de donner forme à ce qui
naît de la séparation ou de la rupture, il en élargit l’espace
et la figure, dans l’univers infini de sa propre expansion.
Notes
[1] Ce
chapitre a été publié dans Multimédia, les mutations
du texte, éd. Thierry Lancien, ENS éditions, Saint-Cloud,
2000.
[2] Voir
à ce propos, infra, chap. II : « Les arcanes
du sujet ».
[3] « Si
le signe comme égalité et identité était cohérent avec
une notion sclérosée (et idéologique) de sujet, le signe
comme moment (toujours en crise) du processus de sémiosis
est l’instrument par lequel le sujet lui-même se construit
et se déconstruit perpétuellement. » ECO, U. (1984) :
Sémiotique et philosophie du langage, P.U.F., Paris,
p. 61.
[4] Voir
à ce propos, infra, chap. IV : « L’économie
du verbe et de l’image ».
[5] Voir
à ce propos : DESGOUTTE, J.-P. (1997) : L’utopie
cinématographique, chap. 5 et 6.
[6] « L’image
du narrateur n’est pas une image solitaire : dès
qu’elle apparaît, dès la première page, elle est accompagnée
de ce qu’on peut appeler « l’image du lecteur ».
Evidemment, cette image a aussi peu de rapports avec un
lecteur concret que l’image du narrateur avec l’auteur
véritable. […] Ces deux images sont propres à toute œuvre
de fiction : la conscience de lire un roman et non
un document nous engage à jouer le rôle de ce lecteur
imaginaire et en même temps apparaît le narrateur, celui
qui nous rapporte le récit, puisque le récit lui-même
est imaginaire. Cette dépendance confirme la loi sémiologique
générale selon laquelle « je » et « tu »,
l’émetteur et le récepteur d’un énoncé, apparaissent toujours
ensemble. » TODOROV, T. (1966) : “Les catégories
du récit littéraire”, in Communications n° 8, Seuil,
Paris.
[7] « La
conscience de soi n’est possible que si elle s’éprouve
par contraste. Je n’emploie je qu’en m’adressant
à quelqu’un, qui sera dans mon allocution un tu.
C’est cette condition de dialogue qui est constitutive
de la personne, car elle implique en réciprocité
que je deviens tu dans l’allocution de celui
qui à son tour se désigne par je. » Benveniste,
E., (1958) : “De la subjectivité dans le langage”,
in Journal de Psychologie, juil.-sept. 1958, P.U.F,
Paris. Réédité dans Problèmes de linguistique générale,
Gallimard, Paris, 1966.
[8] Voir
infra, chap. III.
[9] Voir
à ce propos : DUFOUR, F. (1997) : Sale temps,
drame interactif, (Microfolies) et l’article qu’y consacre
Pierre Barboza dans les actes du séminaire 1998 du groupe
de recherche Intermédia : La mise en scène du
discours audiovisuel, DESGOUTTE (1999).
[10]
Selon le terme proposé par Frank Dufour (voir note précédente).
[11]
« [...] La sémiologie contemporaine semble perturbée
par une alternative. Son concept fondamental est-il le
signe ou la sémiosis ? La différence n’est pas des
moindres et, tout compte fait, cette alternative repropose
le choix entre pensée de l’ergonet pensée de l’energeia.
En relisant l’histoire de la naissance de la pensée sémiotique
de ce siècle, disons du structuralisme genevois jusqu’aux
années soixante, il semble qu’au début la sémiotique se
profile comme pensée du signe ; puis, au fur et à
mesure, le concept est remis en question, désagrégé, et
l’intérêt se déplace vers la génération des textes, leur
interprétation, et vers la dérive des interprétations,
les pulsions productives, le plaisir même de la sémiosis. »
ECO, U. (1984) : Sémiotique et philosophie du
langage, P.U.F., Paris, p. 13.
[12]
Voir à ce propos RECANATI, F. (1979) : La transparence
et l’énonciation.