LES
ARCANES DU SUJET
(Figures
sémantiques)
Récit
et discours, dialogue et échange sont au coeur du
processus de communication. Ils mettent en jeu des unités
verbales ou analogiques, sonores ou visuelles qui s'articulent
à la fois par rapport au sujet et par rapport au
contexte, explicitement dans leur fonction dénotative
constative, implicitement dans leur fonction
pragmatique performative. Mais par-delà la
série des propositions, qui ponctuenet l'échange,
se construit et se manifeste peu à peu une figure
sémantuqe multidimensionnelle, qui est l'objet
propre de la communication. Cette figure ne peut être
représentée de façon linéaire,
ni même selon une configuration spatiale arborescente
homogène, en ce sens qu'elle se déploie progressivement
et ne trouve sa forme achevée que dans la réitération
de l'échange intersubjectif dont elle procède
et qu'elle surdétermine.
L'étude
ici présentée a pour objet de nommer et de
décrire la nature et la forme des liens qui se tissent
entre le sujet et son discours par la médiation de
l'autre, d'en révéler la ponctuation en isolant
les noeuds, les raccords, les embrayeurs, les déclencheurs
qui brisent la linéarité de la chaîne
d'échange et organisent les séquences narratives
selon des figures complexes qui sont sont autant de réservoirs
de sens ou de coquilles vides disponibles aux "investissements"
du sujet.
Le
sujet dont nous allons esquisser la figure, est le sujet
du récit. Nous en aborderons
l’étude par deux chemins distincts mais convergents : celui
ouvert par la linguistique — en particulier dans son devenir
pragmatique et narratologique — et celui qui se dessine
peu à peu dans les recherches consacrées à la syntaxe narrative
du film. L’analyse du verbe et l’analyse de l’image ont
développé des stratégies distinctes du fait qu’elles traitent
d’objets dont la nature est différente. Le signe verbal
est de nature symbolique ou digitale ; autrement dit, sa
fonction sémiotique est liée à la médiation d’un code qui
lève l’arbitraire attaché à son support signifiant. Le message
visuel — l’image — quant à lui est de nature analogique
; autrement dit, la relation qu’entretient le signifiant
visuel à l’objet de référence est nécessaire et immédiate.
La nécessité d’une convergence des deux approches, verbale
et visuelle, est liée entre autres au développement des
nouvelles technologies de numérisation et de compression,
qui autorisent dorénavant la conception de récits hétérogènes
— qui mêlent texte, parole, son et image — dans un univers
énonciatif renouvelé par le jeu interactif, l’univers du
multimédia.
Le
multimédia est né de la rencontre de deux technologies qui
se popularisent parallèlement depuis vingt ans, l’informatique
— technologie du texte et du code — nourrie entre autres
à l’héritage de près d’un siècle de linguistique, et la
vidéo — technologie de l’image et du son — nourrie quant
à elle de l’héritage de cent ans de cinéma.
Il
manifeste donc l’intégration des deux traditions narratives
du texte et de l’image, transformées par l’introduction
du jeu interactif qui inscrit dorénavant le sujet et ses
fluctuations comme objet intégrant de l’analyse du récit.
La
question dont nous allons traiter pourrait se formuler de
la façon suivante : « Comment rendre compte de la résonance
subjective de ce qui s’énonce dans le récit ? »
La
linguistique saussurienne — ou linguistique du signe — a
limité son objet d’étude à l’analyse des constituants de
la proposition et porté son intérêt exclusif à l’énoncé
— délivré de son contexte — dans ce qu’il porte d’information
structurelle sur le code qui le régit. Dans cette démarche,
la langue est conçue comme le plus petit dénominateur commun
aux membres de la communauté qui l’utilise. Le premier temps
de la linguistique a donc eu pour préoccupation d’évacuer
radicalement la question du sujet, afin d’accéder aux invariants
du système verbal. Il s’agissait en fait de délivrer l’étude
de tout ce qui du sens de l’énoncé peut être lié à la finalité
de l’énonciation. Cette précaution heuristique laissait
de côté, aux psychologues, le soin de traiter de ce qui
s’échange au-delà de l’information sémiotique et par-delà
le système grammatical.
Cette démarche, qui a permis de jeter
les bases d’une analyse formelle du langage délivrée de
l’héritage mentaliste, a donné lieu dans la deuxième moitié
du siècle, à un rebondissement aux effets multiples. La
description par Benveniste d’un ensemble d’éléments du langage
qui ne renvoient pas au code mais directement au contexte
de leur énonciation, les déictiques, ouvre la brèche d’une
réflexion sur la double fonction sémiotique et sémantique
du langage et sur la nécessité corollaire d’élaborer, à
côté de la linguistique du signe, une linguistique de la
phrase ou linguistique de l’énonciation[14]
.
L’énoncé, qu’il serait dorénavant sans
doute préférable d’appeler le message, mêle — selon les
termes avancés par la philosophie analytique et repris par
Benveniste[15]
— une fonction constative (ou dénotative) à une fonction
performative (ou pragmatique). Ce qui s’échange dans la
parole, c’est à la fois une information décryptable avec
les outils du code et une intention sur l’autre. La parole
n’est pas seulement un outil de représentation, c’est également
une façon d’agir. C’est ainsi que la question du sujet a
été réintroduite dans les études consacrées au langage dès
lors que la linguistique a cessé d’être exclusivement une
science du code.
Les travaux européens de Benveniste, d’Austin
et de Jakobson[16]
mettant en évidence la multiplicité des fonctions à
l’œuvre dans l’usage de la langue élargissent alors le champ
de la recherche linguistique à l’étude de l’énonciation
et jettent un pont vers les théories de la communication
qui se développent, à la même époque, aux Etats-Unis. La
réinscription de l’énoncé dans son contexte oblige à s’interroger
sur la nature de l’axiome que constitue la proposition linguistique.
Il s’agit dorénavant d’explorer l’au-delà de la phrase à
la fois dans sa manifestation discursive — la conversation
ou le dialogue — et dans sa dimension narrative. En chaque
cas en effet on a affaire à un enchaînement de propositions
dont la signification globale outrepasse manifestement la
somme des significations particulières.La ponctuation intersubjective
du discours et la syntaxe narrative du récit deviennent
les lieux privilégiés d’observation de ce qui se joue entre
les partenaires de l’échange verbal et donc du rapport entre
le sujet et la langue.
La
définition la plus simple du plan visuel est celle qui consiste
à le décrire comme l’ensemble des images enregistrées entre
le moment où on met en route le moteur de la caméra et le
moment où on l’arrête. Autrement dit le plan restitue ou
simule la continuité spatiale et temporelle d’un regard.
Cette définition nous offre d’emblée la méthode et les outils
nécessaires à l’analyse du film, tout en nous apportant
des informations essentielles sur la nature et l’enjeu du
récit. Elle met en effet en évidence les trois éléments
qui caractérisent les segments narratifs : la subjectivité,
la temporalité et l’espace. Le récit naît d’une fragmentation
et d’une recomposition du rapport que le sujet entretient
au temps, à l’espace et à l’autre. Le cinéma met donc en
évidence de façon spectaculaire la nature discursive de
la fragmentation du récit. L’enchaînement de propositions
qui caractérise tout récit procède de la double nécessité
de rassembler en une même chaîne symbolique l’alternance
des points de vue et l’alternance des instances. Cette nécessité
est liée à la fonction centrale de tout récit, voire de
tout langage, qui est de créer le lieu d’une rencontre intersubjective
d’univers et de points de vue radicalement disjoints.Le
segment visuel donne à voir un contenu, représentant analogique
de l’événement, tout en définissant un hors champ spatial
et un hors champ temporel dont les coordonnées sont implicites.
Il manifeste également un sujet du regard qui appartient
soit à l’univers référentiel attaché au contenu de l’image,
soit à l’univers énonciatif qu’il présuppose en tant que
message. L’enchaînement de plans qui constitue le film peut
ainsi être assimilé à une concaténation de regards que l’on
peut classer en deux catégories :
—
les regards dont le point de vue est interne à l’événement
représenté, qu’on qualifiera de topiques[17]
. Ces regards appartiennent à la diégèse [18] ou encore à l’histoire.
—
les regards dont le point de vue est externe à l’événement
représenté, qu’on qualifiera d’utopiques. Ces regards
appartiennent au discours ou à l’énonciation. Dans cette
perspective, la rupture de continuité du récit filmique
— la coupe ou le raccord qui sont le privilège de l’énonciateur
— manifeste soit un changement d’instance (topique / utopique)
soit un changement de point de vue à l’intérieur de l’instance.
La coupe institue un double paradigme de segments topiques
et utopiques dont l’enchaînement ou la distribution manifeste
la mainmise énonciative sur l’exposé de l’événement.
Le
regard en creux que révèle toute image peut lui-même être
objectivé. C’est l’effet miroir ou contrechamp. Si l’on
appelle point de vue le plan de l’objectif et plan d’application
le plan sur lequel se fait la mise au point, ces deux plans
sont l’un par rapport à l’autre dans une situation de champ
/ contrechamp. Toute image porte en elle implicitement son
contrechamp. Le point de vue implicite de toute image renvoie
soit au regard d’un acteur de l’événement (point de vue
topique) soit au regard du narrateur (point de vue utopique)
qui relaie en tous cas le regard du spectateur.
Mais
l’image en contrechamp ne peut pas être contemporaine du
regard qui la révèle : toute nouvelle image implique en
effet un nouveau regard ou encore l’intervention d’un narrateur,
témoin « hors cadre » de ce qui se joue entre le regard
et l’objet. Cette dialectique des regards est tout à fait
analogue à la dialectique des personnes grammaticales telle
qu’elle a été décrite par Benveniste (1969, pp. 225-236).
Je et Tu s’impliquent l’un l’autre et s’opposent
ensemble à la troisième personne ou non-personne, Il.
Le regard du tiers — en ce cas celui du narrateur — est
en dehors du cadre où se joue l’échange. Il se propose cependant
lui-même comme un message adressé au spectateur dans un
nouveau jeu intersubjectif duel. C’est ainsi que le jeu
des images et des regards anticipe ou accompagne le jeu
de la parole et que l’un et l’autre peuvent être ramenés
à un même champ d’analyse. Le récit littéraire comme le
récit filmique simulent la ponctuation des points de vue
et des paroles qui constituent l’ossature même de tout échange.
Ils en proposent un lieu de représentation homogène où s’inscrivent
à la fois le jeu intersubjectif forclos, qui lie les acteurs
de l’événement, et le jeu intersubjectif virtuel que le
narrateur propose au lecteur.
Le
récit est, selon l’expression d’Umberto Eco (1996), un bois
qui se propose aux cheminements innombrables des lecteurs
en promenade. On peut poursuivre la métaphore en affirmant
que chaque rupture de point de vue dans le récit s’offre
au lecteur comme un carrefour au promeneur. Elle oblige
en effet le lecteur à lever l’implicite propre au hors champ
spatial et temporel qu’elle induit de part et d’autre des
segments narratifs concernés. Le choix du chemin à venir
procède à la fois de l’interprétation des signes rencontrés
précédemment et de l’anticipation de ce qu’évoquent les
parcours disponibles. Dans le dialogue ordinaire, la prise
de parole procède d’une dynamique tout à fait comparable.
Elle manifeste un changement de point de vue — de locuteur
— et une continuité du propos qui exige que soient interprétées
les ambiguïtés, les connotations et les implications corollaires
à ce qui vient d’être dit, en fonction du projet illocutoire
propre au nouvel interlocuteur. L’évolution du dialogue
impose que les interlocuteurs valident peu à peu un certain
nombre de propositions dont la somme constitue le sens de
l’échange qui les rassemble. Cet ensemble de propositions
partagées peut être considéré comme le récit de leur rencontre,
en ce sens qu’il constitue désormais un fonds commun objectif
qui prend valeur de contenu ou d’information. Nul doute
cependant qu’en plus de ce fonds commun avéré, les interlocuteurs
ne retiennent de l’échange un certain nombre de conclusions
personnelles ou subjectives, dont ils ne pourront faire
le même usage.On voit dès lors que chacune des propositions
possède un contenu avéré et une série de contenus latents,
qui demandent à être validés ou invalidés. Cette validation
peut se faire selon trois modes (J.-P. Desgoutte, 1997,
pp. 35-53), un mode constatif qui manifeste l’accord
des partenaires; un mode que nous qualifierons d’expressif
qui correspond à l’interprétation que chaque partenaire
fait pour son propre compte, en fonction de sa « culture
» ou de la finalité de son engagement, et un mode que nous
qualifierons d’impressif qui correspond à l’interprétation
que chaque partenaire suppose être celle de son interlocuteur.Le
récit réserve au narrateur le soin de caractériser à son
gré chacune des propositions émises, et ce à l’usage du
lecteur qui se trouve pris lui-même dans un jeu intersubjectif
de deuxième niveau où il est tenu d’interpréter l’enchaînement
des ruptures et des raccords. Le processus qui vient d’être
décrit est un processus très général qui s’applique aussi
bien au récit verbal qu’au récit filmique. L’image en effet
peut être considérée comme une proposition — un message
— dont la fonction est triple : constative, elle
apporte un certain nombre d’informations sur le référent,
expressive, elle manifeste le sujet ou le point de
vue, impressive, elle révèle l’intenté du
sujet sur l’objet du regard. On en vient donc à l’idée que
tout récit, filmique ou verbal, peut donner lieu à une représentation
multidimensionnelle, comparable à une partition musicale,
qui révèle à chaque instant l’enchaînement des points de
vue, topiques ou utopiques, selon trois registres, expressif,
impressif ou constatif, rapportés respectivement à chacun
des partenaires du jeu intersubjectif propre à l’événement
de référence ou du jeu intersubjectif propre à la narration
en cours.
Le
sujet humain n’entre dans la communauté du langage que parce
qu’il y est appelé. Il est Tu avant d’être Je.
Et il n’est Je que par rapport à un Tu. D’où
la difficulté à le décrire autrement que comme un processus
ou une virtualité. En fait le mouvement propre au langage
se fait en trois temps et deux mouvements, comme la valse.
Un temps d’amour — ou de désir —, un mouvement vers l’autre,
un temps de silence, un mouvement de l’autre, un temps d’arrêt
et de reconnaissance. Ce n’est que dans le troisième temps
que les deux se retrouvent, hors cadre ! On peut encore
le décrire à partir d’une métaphore visuelle. Le regard
qui manifeste à la fois un point de vue et un objet, révèle
un champ qu’il choisit et qu’il interpelle. Il le sollicite
à l’exclusion du hors champ, mais n’achève son projet que
dans la réponse qui le révèle en contrechamp. Le sujet n’apparaît
qu’à la fin du processus, quand le cercle se referme et
qu’un nouveau temps s’ouvre, porteur d’une mémoire où s’inscrivent
à la fois le champ et le contrechamp. La somme de ces deux
images permet de reconstituer l’ensemble de l’espace au
prix redoutable d’un temps de silence ou d’absence, le temps
du raccord, qui introduit le temps dans l’espace et manifeste
le fait que le regard ne peut jamais être contemporain de
l’objet qu’il saisit ou mieux encore que la réponse ne peut
être contemporaine de la question. Le sujet qui reçoit la
réponse n’est jamais exactement le même que celui qui l’a
posée.
Le désir d’une présence absolue à l’autre
ou à soi-même, d’un espace clos où le sujet et l’objet,
l’un et l’autre, le je et le tu seraient enfin
rassemblés dans un même instant, hante le cinéma depuis
son origine (et la peinture depuis bien plus longtemps...[19] ) C’est l’objet de tous les films
qui mettent en scène leur propre énonciation, révélant la
caméra pour faire croire naïvement que le sujet peut-être
circonscrit. Le troisième temps du regard, en effet, rassemble
l’un et l’autre dans le souvenir de leur relation commune.
C’est le troisième temps du dialogue ou temps du récit.
Il y a deux approches classiques — on pourrait dire quotidiennes
— du sujet : une approche par le nom et une approche
par l’image. L’identité, c’est à la fois le nom et l’image,
le baptême et le portrait, l’interpellation et la photographie.
On voit bien, dès à présent, qu’en chaque cas le sujet reçoit
son identité de l’extérieur, d’un autre qui le nomme ou
le décrit et que c’est à partir de cette profération, de
cet acte de parole — même s’il s’agit d’image — que se constitue
le noyau autour duquel se développera — comme la perle autour
du grain de silice — l’enveloppe feuilletée des innombrables
identifications à venir.
Le sujet est d’abord le produit d’un acte
de parole et d’un regard de reconnaissance, il est réceptacle
ou destinataire d’une attention ou d’une intention qui le
manifeste comme double. Cette expérience première du sujet
humain est décrite dans la littérature psychanalytique sous
le nom de stade du miroir [20] — qui aurait pu tout aussi bien être intitulé stade de l’écho
en ce sens que la première image et la première parole perçues
se placent l’une et l’autre en ce lieu où bientôt l’enfant
reconnaîtra sa propre image et sa propre voix comme sources
de plaisir et d’amour au même titre que la voix ou le regard
de ceux qui l’entourent. Cette phase de maturation du sujet
humain nous intéresse particulièrement pour ce qu’elle mêle
pour un temps très court, le son et l’image, la parole et
le regard. On parle ou on écoute, on regarde ou on se montre.
C’est-à-dire que l’événement qui lie les deux personnes
se focalise alternativement sur l’un ou sur l’autre, ménageant
dans le meilleur des cas, comme dans les danses réussies,
un temps pour l’un et un temps pour l’autre, le mouvement
partagé réconciliant les désirs contraires du « Je te prends
et je me perds... » C’est en ce lieu également qu’il fera
l’expérience de l’absence ou encore de la discontinuité
et de la multiplicité des images et des objets qui, loin
de coexister et d’être disponibles dans un même espace ou
dans une même temporalité, appartiennent tous au même paradigme
et s’excluent donc les uns les autres quand ils cessent
d’être virtuels pour se rendre manifestes. Il n’y a pas
de place pour deux images dans le miroir : on se regarde
soi-même, on échange un regard avec l’autre ou on traverse,
exclu, le regard que l’autre échange avec un tiers. C’est
ainsi que se met en place pour toujours le jeu de présence
et d’absence. En ce même lieu du miroir où je te
vois, tu me vois. Le sujet ne se constitue que dans
l’élaboration d’une coprésence symbolique à l’autre. Le
temps et l’espace naissent de cette figure où chacun reconnaît
l’autre comme son double ou plutôt comme son complément
en devenir. L’absence, le départ de l’autre, introduit le
manque (le temps du passé) et le désir (le temps du futur
ou le mode hypothétique). Les réitérations du mouvement
instituent la chaîne signifiante où va se mouler le langage,
comme lieu d’une réduction symbolique des absences répétées.
Le sujet naît se déploie et se fige dans le désir et dans
le regard de l’autre. Il est le souvenir que l’un et l’autre
élaborent de leur rencontre. C’est dire que je ne suis pas
le produit de mes actes mais bien le produit d’un désir
négocié avec ceux dont j’accepte le regard. Le sujet se
développe par la médiation de l’autre. Et s’il peut développer
des stratégies amoureuses ou autres qui lui autorisent l’espoir
de quelque retour, il n’en est en tous cas jamais le maître.
Le langage, bien commun par excellence, semble avoir inventé
cette façon radicale de privilégier, une fois pour toutes,
le devenir collectif à la réussite individuelle. Si l’on
veut bien admettre donc que le sujet naît d’une scission
de l’autre, on cherchera à en rapporter toute description
à une complémentarité implicite. On s’interrogera sur les
figures nouées avec l’autre qu’il s’agisse de figures linguistiques
ou de figures visuelles. Comment décrire en effet une danse
en s’intéressant au seul mouvement de l’un des partenaires...
(sans même parler de ces figures plus intimes auxquelles
peut conduire un sentiment amoureux) ?
Le
processus de communication qui se manifeste dans le discours
comme dans le récit ajoute à un échange d’informations (sémiotique)
un projet sur l’autre (pragmatique). Si le sens référentiel
d’un propos est soumis à une évaluation ou à un décryptage
(on évalue la vérité ou le degré d’objectivité d’une information),
le projet pragmatique est soumis lui à un accord ou un désaccord
qui engagent les modalités de la poursuite de l’échange.
C’est ainsi que se construit peu à peu une figure sémantique
qui rassemble en une seule forme les propositions de l’un
et les propositions de l’autre, les éléments constituants
manifestes du récit ou du discours et les interprétations
subjectives qui remplissent à chaque instant le champ de
l’implicite. Cette figure ne peut être représentée de façon
linéaire, ni même selon une configuration spatiale arborescente
homogène, en ce sens qu’elle se déploie progressivement
et ne trouve sa forme achevée que dans la réitération de
l’échange intersubjectif dont elle procède et qu’elle surdétermine.
La figure sémantique propre à toute énonciation surajoute
à la somme des significations sémiotiques une signification
transversale harmonique qui naît de l’alliance des unités
constituantes dans l’espace de silence ou de vide qui sépare
chacun des éléments de la chaîne signifiante. L’implicite
que présuppose ou que révèle l’enchaînement des unités devient
disponible au lecteur par l’effet d’une lecture de second
degré où chacun organise son chemin à l’intérieur d’une
histoire virtuelle. Cette figure sémantique manifeste les
points de pliage, de ramification, de rupture et d’effacement,
de retour en boucles ou d’anticipation suivant lesquels
le récit se propose en lecture du réel tout en surdéterminant
son devenir. Elles sont particulièrement identifiables dans
la syntaxe du film parce que le matériau propre au cinéaste
est strictement analogique. Confronté à la nécessité de
rendre compte d’un réel continu sur un mode discontinu,
le réalisateur de films a systématisé l’usage du découpage
et du collage, de la fragmentation et du raccord, comme
figures de sens élémentaires et implicites. Ce faisant,
il a révélé que la signification d’un récit ne se manifeste
pas seulement dans la reconnaissance linéaire des formes
mémorisées ou lexicalisées mais également dans la syntaxe
implicite, arborescente, multidimensionnelle, selon laquelle
il se développe et s’achève.
*
L’ensemble
des réflexions précédentes nous conduit tout naturellement
à nous interroger sur la spécificité des nouvelles formes
narratives introduites par le multimédia. Le processus interactif
ou intersubjectif propre à toute communication est dorénavant
inscrit dans la conception même du récit. Autrement dit
le concepteur se doit d’anticiper les choix qu’il propose
à son lecteur, choix virtuels qui avant même d’être posés
rétro-agissent sur le travail de conception. L’intention
ou la tension qui se crée entre les partenaires de tout
échange devient donc un paramètre du récit. La virtualité
propre à un récit multimédia offre au lecteur un grand nombre
d’interprétations qui n’est pas infini mais dont chacune
des manifestations peut être relativement indépendante de
l’intention explicite du concepteur. Le multimédia simule
le choix du lecteur, il propose une surdétermination au
cheminement. Les parcours virtuels, potentiellement innombrables,
donnent à l’objet une complexité dont on peut penser qu’elle
est analogue à la complexité même du sujet à la fois surdéterminé
et libre dans ses choix. C’est dans la répétition des choix
que le lecteur va se structurer en sujet. Le cheminement
est imprévisible, il échappe au concepteur et peut le surprendre
même si ce dernier reste maître du jeu. L’univers sémantique
du récit interactif reste potentiel dans chacun des cheminements,
les choix écartés participant à la signification de ce qui
s’énonce à la façon dont les harmoniques accompagnent la
mélodie. Le multimédia déploie et concrétise le jeu harmonique
propre à la signification, dans l’enchaînement des choix
associatifs ou paradigmatiques qui constituent la chaîne
signifiante. Il s’agit donc d’une simulation formelle de
ce qui se joue dans la communication intersubjective banale,
verbale ou non verbale, où chacune des propositions de l’un
peut être interprétée de façon variée par l’autre en fonction
de ce qu’on pourrait appeler sa grille de lecture ou son
champ sémantique propre. A mi-chemin entre discours et récit,
le multimédia se propose dorénavant comme le lieu privilégié
d’une analyse de la métamorphose du pragmatique en sémiotique,
du relationnel en lexical, qui caractérise la production
de sens propre au jeu intersubjectif.