Tzvetan Todorov

Les catégories du récit littéraire


[...] HISTOIRE ET DISCOURS. Au niveau le plus général, l'œuvre littéraire a deux aspects : elle est en même temps une histoire et un discours. Elle est histoire, dans ce sens qu'elle évoque une certaine réalité, des événements qui se seraient passés, des personnages qui, de ce point de vue, se confondent avec ceux de la vie réelle. Cette même histoire aurait pu nous être rapportée par d'autres moyens ; par un film, par exemple; on aurait pu l'apprendre par le récit oral d'un témoin, sans qu'elle soit incarnée dans un livre. Mais l'œuvre est en même temps discours : il existe un narrateur qui relate l'histoire ; et il y a en face de lui un lecteur qui la perçoit. A ce niveau, ce ne sont pas les événements rapportés qui comptent mais la façon dont le narrateur nous les a fait connaître. Les notions d'histoire et de discours ont été définitivement introduites dans les études du langage après leur formulation catégorique par E. Benveniste. […]

1. LE RÉCIT COMME HISTOIRE

Il ne faut pas croire que l'histoire corresponde à un ordre chronologique idéal. Il suffit qu'il y ait plus d'un personnage pour que cet ordre idéal devienne extrêmement éloigné de l'histoire " naturelle ". La raison en est que, pour sauvegarder cet ordre, nous devrions sauter à chaque phrase d'un personnage à un autre pour dire ce que ce second personnage faisait " pendant ce temps-là ". Car l'histoire est rarement simple : elle contient le plus souvent plusieurs " fils " et ce n'est qu'à partir d'un certain moment que ces fils se rejoignent.
L'ordre chronologique idéal est plutôt un procédé de présentation, tenté dans des œuvres récentes, et ce n'est pas à lui que nous nous référons en parlant de l'histoire. Cette notion correspond plutôt à un exposé pragmatique de ce qui s'est passé. L'histoire est donc une convention, elle n'existe pas au niveau des événements eux-mêmes. Le rapport d'un agent de police sur un fait divers suit précisément les normes de cette convention, il expose les événements le plus clairement possible (alors que l'écrivain qui en tire l'intrigue de son récit passera sous silence tel détail important pour ne nous le révéler qu'à la fin). Cette convention est si largement répandue que la déformation particulière faite par l'écrivain dans sa présentation des événements est confrontée précisément avec elle et non avec l'ordre chronologique. L'histoire est une abstraction car elle est toujours perçue et racontée par quelqu'un, elle n'existe pas " en soi ". […]

II. LE RÉCIT COMME DISCOURS

Nous avons essayé, jusqu'à présent, de faire abstraction du fait que nous lisons un livre, que l'histoire en question n'appartient pas à la " vie " mais à cet univers imaginaire que nous ne connaissons qu'à travers le livre. Pour explorer la seconde partie du problème, nous partirons d'une abstraction inverse : nous considérerons le récit uniquement en tant que discours, parole réelle adressée par le narrateur au lecteur. Nous séparerons les procédés du discours en trois groupes : le temps du récit, où s'exprime le rapport entre le temps de l'histoire et celui du discours ; les aspects du récit, ou la manière dont l'histoire est perçue par le narrateur, et les modes du récit, qui dépendent du type de discours utilisé par le narrateur pour nous faire connaître l'histoire.

a) Le temps du récit.
Le problème de la présentation du temps dans le récit se pose à cause d'une dissemblance entre la temporalité de l'histoire et celle du discours. Le temps du discours est, dans un certain sens, un temps linéaire, alors que le temps de l'histoire est pluridimensionnel. Dans l'histoire plusieurs événements peuvent se dérouler en même temps ; mais le discours doit obligatoirement les mettre à la suite l'un de l'autre ; une figure complexe se trouve projetée sur une ligne droite. C'est de là que vient la nécessité de rompre la succession " naturelle " des événements même si l'auteur voulait la suivre au plus près. Mais la plupart du temps, l'auteur n'essaye pas de retrouver cette succession " naturelle " parce qu'il utilise la déformation temporelle à certaines fins esthétiques. […]

b) Les aspects du récit.
En lisant une œuvre de fiction, nous n'avons pas une perception directe des événements qu'elle décrit. En même temps que ces événements, nous percevons, bien que d'une manière différente, la perception qu'en a celui qui les raconte. C'est aux différents types de perception, reconnaissables dans le récit, que nous nous référons par le terme d'aspects du récit (en prenant ce mot dans une acception proche de son sens étymologique, c'est-à-dire " regard "). Plus précisément, l'aspect reflète la relation entre un il (dans l'histoire) et un je (dans le discours), entre le personnage et le narrateur. Jean Pouillon a proposé une classification des aspects du récit, que nous reprendrons ici avec des modifications mineures. Cette perception interne connaît trois types principaux.

NARRATEUR > PERSONNAGE (LA VISION " PAR DERRIÈRE "). Le récit classique utilise le plus souvent cette formule. Dans ce cas, le narrateur en sait davantage que son personnage. Il ne se soucie pas de nous expliquer comment il a acquis cette connaissance : il voit à travers les murs de la maison aussi bien qu'à travers le crâne de son héros. Ses personnages n'ont pas de secrets pour lui. Évidemment, cette forme présente différents degrés. La supériorité du narrateur peut se manifester soit dans une connaissance des désirs secrets de quelqu'un (que ce quelqu'un ignore lui-même), soit dans la connaissance simultanée des pensées de plusieurs personnages (ce dont aucun d'eux n'est capable), soit simplement dans la narration des événements qui ne sont pas perçus par un seul personnage. Ainsi Tolstoï dans sa nouvelle Trois morts raconte successivement l'histoire de la mort d'une aristocrate, d'un paysan, d'un arbre. Aucun des personnages ne les a perçus ensemble ; nous sommes donc en présence d'une variante de la vision " par derrière ".

NARRATEUR = PERSONNAGE (LA VISION " AVEC "). Cette seconde forme est tout aussi répandue en littérature, surtout à l'époque moderne. Dans ce cas, le narrateur en sait autant que les personnages, il ne peut nous fournir une explication des événements avant que les personnages ne l'aient trouvée. Ici aussi on peut établir plusieurs distinctions. D'une part, le récit peut être mené à la première personne (ce qui justifie le procédé) ou à la troisième personne, mais toujours suivant la vision qu'a des événements un même personnage : le résultat, évidemment, n'est pas le même; nous savons que Kafka avait commencé à écrire le Château à la première personne, et il n'a modifié la vision que beaucoup plus tard, passant à la troisième personne mais toujours dans l'aspect " narrateur = personnage ". D'autre part, le narrateur peut suivre un seul ou plusieurs personnages (les changements pouvant être systématiques ou non). Enfin, il peut s'agir d'un récit conscient de la part d'un personnage, ou d'une " dissection " de son cerveau, comme dans beaucoup de récits de Faulkner. Nous reviendrons un peu plus tard sur ce cas.

NARRATEUR < PERSONNAGE (LA VISION " DU DEHORS "). Dans ce troisième cas, le narrateur en sait moins que n'importe lequel des personnages. Il peut nous décrire uniquement ce que l'on voit, entend, etc. mais il n'a accès à aucune conscience. Bien sûr, ce pur " sensualisme " est une convention car un tel récit serait incompréhensible; mais il existe comme modèle d'une certaine écriture. Les récits de ce genre sont beaucoup plus rares que les autres, et l'utilisation systématique de ce procédé n'a été faite qu'au vingtième siècle. Citons un passage qui caractérise cette vision :
" Ned Beaumont repassa devant Madvig et écrasa le bout de son cigare dans un cendrier de cuivre avec des doigts qui tremblaient.
" Les yeux de Madvig restèrent fixés sur le dos du jeune homme jusqu'à ce qu'il se fût redressé et retourné. L'homme blond eut alors un rictus à la fois affectueux et exaspéré " (D. Hammett, La Clé de verre).
D'après une telle description nous ne pouvons savoir si les deux personnages sont des amis ou des ennemis, satisfaits ou mécontents, encore moins à quoi ils pensent en faisant ces gestes. Ils sont même à peine nommés : on préfère dire " l'homme blond ", " le jeune homme ". Le narrateur est donc un témoin qui ne sait rien et, plus même, ne veut rien savoir. Pourtant l'objectivité n'est pas aussi absolue qu'elle se voudrait (" affectueux et exaspéré "). […]

c) Les modes du récit.
Les aspects du récit concernaient la façon dont l'histoire était perçue par le narrateur ; les modes du récit concernent la façon dont ce narrateur nous l'expose, nous la présente. C'est à ces modes du récit qu'on se réfère lorsqu'on dit qu'un écrivain nous montre les choses, alors que tel autre ne fait que les " dire ". Il existe deux modes principaux : la représentation et la narration. Ces deux modes correspondent, à un niveau plus concret, aux deux notions que nous avons déjà rencontrées : le discours et l'histoire.

On peut supposer que ces deux modes dans le récit contemporain viennent de deux origines différentes : la chronique et le drame. La chronique, ou l'histoire, c'est, croit-on, une pure narration, l'auteur est un simple témoin qui rapporte des faits ; les personnages ne parlent pas ; les règles sont celles du genre historique. En revanche, dans le drame, l'histoire n'est pas rapportée, elle se déroule devant nos yeux (même si nous ne faisons que lire la pièce) ; il n'y a pas de narration, le récit est contenu dans les répliques des personnages.

PAROLE DES PERSONNAGES, PAROLE DU NARRATEUR. Si nous cherchons une base linguistique à cette distinction, il nous faut, à première vue, recourir à l'opposition entre la parole des personnages (le style direct) et la parole du narrateur. Une telle opposition nous expliquerait pourquoi nous avons l'impression d'assister à des actes lorsque le mode utilisé est la représentation, alors que cette impression disparaît lors de la narration. La parole des personnages dans une œuvre littéraire jouit d'un statut particulier. Elle se rapporte, comme toute parole, à la réalité désignée, mais représente également un acte, l'acte d'articuler cette phrase. Si un personnage dit : " Vous êtes très belle ", c'est que non seulement la personne à laquelle il s'adresse est (ou n'est pas) belle, mais que ce personnage accomplit devant nos yeux un acte : il articule une phrase, il fait un compliment. Il ne faut pas croire que la signification de ces actes se résume au simple " il dit " ; cette signification connaît la même variété que les actes réalisés à l'aide du langage ; et ceux-là sont innombrables. […]

OBJECTIVITÉ ET SUBJECTIVITÉ DANS LE LANGAGE. […]Toute parole est, on le sait, à la fois un énoncé et une énonciation. En tant qu'énoncé, elle se rapporte au sujet de l'énoncé et reste donc objective. En tant qu'énonciation, elle se rapporte au sujet de l'énonciation et garde un aspect subjectif car elle représente dans chaque cas un acte accompli par ce sujet. Toute phrase présente ces deux aspects mais à des degrés différents; certaines parties du discours ont pour seule fonction de transmettre cette subjectivité (les pronoms personnels et démonstratifs, les temps du verbe, certains verbes ; cf. E. Benveniste " De la subjectivité dans le langage ", dans Problèmes de linguistique générale), d'autres concernent avant tout la réalité objective. Nous pouvons donc parler, avec John Austin, de deux modes du discours, constatif (objectif) et performatif (subjectif).
Prenons un exemple. La phrase " M. Dupont est sorti de chez lui à dix heures, le 18 mars " a un caractère essentiellement objectif; elle n'apporte, à première vue, aucune information sur le sujet de l'énonciation (la seule information est que l'énonciation a eu lieu après l'heure indiquée dans la phrase). D'autres phrases, en revanche, ont une signification qui concerne presque exclusivement le sujet de l'énonciation, p. ex. : " Vous êtes un imbécile ! " Une telle phrase est avant tout un acte chez celui qui la prononce, une injure, bien qu'elle garde aussi une valeur objective. Ce n'est que le contexte global de l'énoncé, toutefois, qui détermine le degré de subjectivité propre à une phrase. Si notre première proposition était reprise dans la réplique d'un personnage, elle pourrait devenir une indication sur le sujet de l'énonciation. […]

IMAGE DU NARRATEUR ET IMAGE DU LECTEUR.[…]
L'image du narrateur n'est pas une image solitaire : dès qu'elle apparaît, dès la première page, elle est accompagnée de ce qu'on peut appeler " l'image du lecteur ". Évidemment, cette image a aussi peu de rapports avec un lecteur concret que l'image du narrateur, avec l'auteur véritable. Les deux se trouvent en dépendance étroite l'une de l'autre, et dès que l'image du narrateur commence à ressortir plus nettement, le lecteur imaginaire se trouve lui aussi dessiné avec plus de précision. Ces deux images sont propres à toute œuvre de fiction : la conscience de lire un roman et non un document nous engage à jouer le rôle de ce lecteur imaginaire et en même temps apparaît le narrateur, celui qui nous rapporte le récit, puisque le récit lui-même est imaginaire. Cette dépendance confirme la loi sémiologique générale selon laquelle " je " et " tu ", l'émetteur et le récepteur d'un énoncé, apparaissent toujours ensemble.[…]

Extraits de Communications, n° 8 Paris, seuil, 1966.