Si l'on accepte, par convention, de s'en tenir
au domaine de l'expression littéraire, on définira
sans difficulté le récit comme la représentation
d'un événement ou d'une suite d'événements,
réels ou fictifs, par le moyen du langage, et plus particulièrement
du langage écrit. Cette définition positive (et
courante) a le mérite de l'évidence et de la simplicité
; son principal inconvénient est peut-être, justement,
de s'enfermer et de nous enfermer dans l'évidence, de
masquer à nos yeux ce qui précisément,
dans l'être même du récit, fait problème
et difficulté, en effaçant en quelque sorte les
frontières de son exercice, les conditions de son existence.
Définir positivement le récit, c'est accréditer,
peut-être dangereusement, l'idée ou le sentiment
que le récit va de soi, que rien n'est plus naturel que
de raconter une histoire ou d'agencer un ensemble d'actions
dans un mythe, un conte, une épopée, un roman.
L'évolution de la littérature et de la conscience
littéraire depuis un demi-siècle aura eu, entre
autres heureuses conséquences, celle d'attirer notre
attention, tout au contraire, sur l'aspect singulier, artificiel
et problématique de l'acte narratif. Il faut en revenir
une fois de plus à la stupeur de Valéry considérant
un énoncé tel que " La marquise sortit à
cinq heures ". On sait combien, sous des formes diverses
et parfois contradictoires, la littérature moderne a
vécu et illustré cet étonnement fécond,
comment elle s'est voulue et s'est faite, en son fond même,
interrogation, ébranlement, contestation du propos narratif.
Cette question faussement naïve : pourquoi le récit
? pourrait au moins nous inciter à rechercher, ou plus
simplement à reconnaître les limites en quelque
sorte négatives du récit, à considérer
les principaux jeux d'oppositions à travers lesquels
le récit se définit, se constitue en face des
diverses formes du non-récit.
Diègèsis et mimèsis.
[
]Pour Platon, le domaine
de ce qu'il appelle lexis (ou façon de dire, par opposition
à logos, qui désigne ce qui est dit) se divise
théoriquement en imitation proprement dite (mimèsis)
et simple récit (diègèsis). Par simple
récit, Platon entend tout ce que le poète raconte
" en parlant en son propre nom, sans essayer de nous faire
croire que c'est un autre qui parle " : ainsi, lorsqu'Homère,
au chant 1 de l'Iliade, nous dit à propos de Chrysès
: " Il était venu aux fines nefs des Achéens,
pour racheter sa fille, porteur d'une immense rançon
et tenant en main, sur son bâton d'or, les bandelettes
de l'archer Apollon " [
]
Au contraire, l'imitation consiste, dès le vers suivant,
en ce qu'Homère fait parler Chrysès lui-même,
ou plutôt, selon Platon, parle en feignant d'être
devenu Chrysès, et " en s'efforçant de nous
donner autant que possible l'illusion que ce n'est pas Homère
qui parle, mais bien le vieillard, prêtre d'Apollon ".
Voici le texte du discours de Chrysès : " Atrides,
et vous aussi, Achéens aux bonnes jambières, puissent
les dieux, habitants de l'Olympe, vous donner de détruire
la ville de Priam, puis de rentrer sans mal dans vos foyers
! Mais à moi, puissiez-vous aussi rendre ma fille ! Et
pour ce, agréez la rançon que voici, par égard
pour le fils de Zeus, pour l'archer Apollon ".
Or, ajoute Platon, Homère aurait pu tout aussi bien poursuivre
son récit sous une forme purement narrative, en racontant
les paroles de Chrysès au lieu de les rapporter, ce qui,
pour le même passage, aurait donné, au style indirect
et en prose : " Le prêtre étant venu pria
les dieux de leur accorder de prendre Troie en les préservant
d'y périr, et il demanda aux Grecs de lui rendre sa fille
en échange d'une rançon, et par respect pour le
dieu ". Cette division théorique, qui oppose, à
l'intérieur de la diction poétique, les deux modes
purs et hétérogènes du récit et
de l'imitation, entraîne et fonde une classification pratique
des genres, qui comprend les deux modes purs (narratif représenté
par l'ancien dithyrambe, mimétique, représenté
par le théâtre), plus un mode mixte, ou, plus précisément,
alterné, qui est celui de l'épopée, comme
on vient de le voir par l'exemple de l'Iliade. [
]
Récit et discours.
[
] Ce partage correspond à peu près à
la distinction proposée naguère par Emile Benveniste
entre récit (ou histoire) et discours, avec cette différence
que Benveniste englobe dans la catégorie du discours
tout ce qu'Aristote appelait imitation directe, et qui consiste
effectivement, du moins pour sa partie verbale, en discours
prêté par le poète ou le narrateur à
l'un de ses personnages. Benveniste montre que certaines formes
grammaticales, comme le pronom je (et sa référence
implicite tu), les " indicateurs " pronominaux (certains
démonstratifs) ou adverbiaux (comme ici, maintenant,
hier, aujourd'hui, demain, etc.), et, au moins en français,
certains temps du verbe, comme le présent, le passé
composé ou le futur, se trouvent réservées
au discours, alors que le récit dans sa forme stricte
se marque par l'emploi exclusif de la troisième personne
et de formes telles que l'aoriste (passé simple) et le
plus-que-parfait. Quels qu'en soient les détails et les
variations d'un idiome à l'autre, toutes ces différences
se ramènent clairement à une opposition entre
l'objectivité du récit et la subjectivité
du discours ; mais il faut préciser qu'il s'agit là
d'une objectivité et d'une subjectivité définies
par des critères d'ordre proprement linguistique : est
" subjectif " le discours où se marque, explicitement
ou non, la présence de (ou la référence
à) je, mais ce je ne se définit pas autrement
que comme la personne qui tient ce discours, de même que
le présent, qui est le temps par excellence du mode discursif,
ne se définit pas autrement que comme le moment où
est tenu le discours, son emploi marquant " la coïncidence
de l'événement décrit avec l'instance de
discours qui le décrit ". Inversement, l'objectivité
du récit se définit par l'absence de toute référence
au narrateur : " A vrai dire, il n'y a même plus
de narrateur. Les événements sont posés
comme ils se sont produits à mesure qu'ils apparaissent
à l'horizon de l'histoire. Personne ne parle ici ; les
événements semblent se raconter eux mêmes
".
Nous avons là, sans aucun doute, une description parfaite
de ce qu'est en son essence, et dans son opposition radicale
à toute forme d'expression personnelle du locuteur, le
récit à l'état pur, tel qu'on peut idéalement
le concevoir, et tel qu'on peut effectivement le saisir sur
quelques exemples privilégiés, comme ceux qu'emprunte
Benveniste lui-même à l'historien Glotz et à
Balzac. Reproduisons ici l'extrait de Gambara, que nous aurons
à considérer avec quelque attention :
" Après un tour de galerie, le jeune homme regarda
tour à tour le ciel et sa montre, fit un geste d'impatience,
entra dans un bureau de tabac, y alluma un cigare, se posa
devant une glace, et jeta un regard sur son costume, un peu
plus riche que ne le permettent en France les lois du goût.
Il rajusta son col et son gilet de velours noir sur lequel
se croisait plusieurs fois une de ces grosses chaînes
d'or fabriquées à Gênes ; puis, après
avoir jeté par un seul mouvement sur son épaule
gauche son manteau doublé de velours en le drapant
avec élégance, il reprit sa promenade sans se
laisser distraire par les illades bourgeoises qu'il
recevait. Quand les boutiques commencèrent à
s'illuminer et que la nuit lui parut assez noire, il se dirigea
vers la place du Palais-Royal en homme qui craignait d'être
reconnu, car il cotoya la place jusqu'à la fontaine,
pour gagner à l'abri des fiacres l'entrée de
la rue Froidmanteau... "
A ce degré de pureté, la diction propre du récit
est en quelque sorte la transitivité absolue du texte,
l'absence parfaite (si l'on néglige quelques entorses
sur lesquelles nous reviendrons tout à l'heure), non
seulement du narrateur, mais bien de la narration elle-même,
par l'effacement rigoureux de toute référence
à l'instance de discours qui le constitue. Le texte est
là, sous nos yeux, sans être proféré
par personne, et aucune (ou presque) des informations qu'il
contient n'exige, pour être comprise ou appréciée,
d'être rapportée à sa source, évaluée
par sa distance ou sa relation au locuteur et à l'acte
de locution. Si l'on compare un tel énoncé à
une phrase telle que celle-ci : " J'attendais pour vous
écrire que j'eusse un séjour fixe. Enfin je suis
décidé : je passerai l'hiver ici ", on mesure
à quel point l'autonomie du récit s'oppose à
la dépendance du discours, dont les déterminations
essentielles (qui est je, qui est vous, quel lieu désigne
ici) ne peuvent être déchiffrées que par
rapport à la situation dans laquelle il a été
produit. Dans le discours, quelqu'un parle, et sa situation
dans l'acte même de parler est le foyer des significations
les plus importantes ; dans le récit, comme Benveniste
le dit avec force, personne ne parle, en ce sens qu'à
aucun moment nous n'avons à nous demander qui parle (où
et quand, etc.) pour recevoir intégralement la signification
du texte.
Mais il faut ajouter aussitôt que ces essences du récit
et du discours ainsi définies ne se trouvent presque
jamais à l'état pur dans aucun texte : il y a
presque toujours une certaine proportion de récit dans
le discours, une certaine dose de discours dans le récit.
A vrai dire, ici s'arrête la symétrie, car tout
se passe comme si les deux types d'expression se trouvaient
très différemment affectés par la contamination:
l'insertion d'éléments narratifs dans le plan
du discours ne suffit pas à émanciper celui-ci,
car ils demeurent le plus souvent liés à la référence
au locuteur, qui reste implicitement présent à
l'arrière-plan, et qui peut intervenir de nouveau à
chaque instant sans que ce retour soit éprouvé
comme une " intrusion ". Ainsi, nous lisons dans les
Mémoires d'outre-tombe ce passage apparemment objectif
: " Lorsque la mer était haute et qu'il y avait
tempête, la vague, fouettée au pied du château,
du côté de la grande grève, jaillissait
jusqu'aux grandes tours. A vingt pieds d'élévation
au-dessus de la base d'une de ces tours, régnait un parapet
en granit, étroit et glissant, incliné, par lequel
on communiquait au ravelin qui défendait le fossé
: il s'agissait de saisir l'instant entre deux vagues, de franchir
l'endroit périlleux avant que le flot se brisât
et couvrît la tour... " Mais nous savons que le narrateur,
dont la personne s'est momentanément effacée pendant
ce passage, n'est pas parti très loin, et nous ne sommes
ni surpris ni gênés lorsqu'il reprend la parole
pour ajouter : " Pas un de nous ne se refusait à
l'aventure, mais j'ai vu des enfants pâlir avant de la
tenter. " La narration n'était pas vraiment sortie
de l'ordre du discours à la première personne,
qui l'avait absorbée sans effort ni distorsion, et sans
cesser d'être lui-même. Au contraire, toute intervention
d'éléments discursifs à l'intérieur
d'un récit est ressentie comme une entorse à la
rigueur du parti narratif. II en est ainsi de la brève
réflexion insérée par Balzac dans le texte
rapporté plus haut: " son costume un peu plus riche
que ne le permettent en France les lois du goût. "
On peut en dire autant de l'expression démonstrative
" une de ces chaînes d'or fabriquées à
Gênes ", qui contient évidemment l'amorce
d'un passage au présent (fabriquées correspond
non pas à que l'on fabriquait, mais bien à
que l'on fabrique) et d'une allocution directe au lecteur,
implicitement pris à témoin.
On en dira encore autant de l'adjectif " illades
bourgeoises " et de la locution adverbiale " avec
élégance ", qui impliquent un jugement dont
la source est ici visiblement le narrateur ; de l'expression
relative " en homme qui craignait ", que le latin
marquerait d'un subjonctif pour l'appréciation personnelle
qu'elle comporte ; et enfin de la conjonction " car il
côtoya ", qui introduit une explication proposée
par l'auteur. Il est évident que le récit n'intègre
pas ces enclaves discursives, justement appelées par
Georges Blin " intrusions d'auteur ", aussi facilement
que le discours accueille les enclaves narratives : le récit
inséré dans le discours se transforme en élément
de discours, le discours inséré dans le récit
reste discours et forme une sorte de kyste très facile
à reconnaître et à localiser. La pureté
du récit, dirait-on, est plus facile à préserver
que celle du discours.
La raison de cette dissymétrie est au demeurant très
simple, mais elle nous désigne un caractère décisif
du récit: en vérité, le discours n'a aucune
pureté à préserver, car il est le mode
" naturel " du langage, le plus large et le plus universel,
accueillant par définition à toutes les formes
; le récit, au contraire, est un mode particulier, défini
par un certain nombre d'exclusions et de conditions restrictives
(refus du présent, de la première personne, etc).
Le discours peut " raconter " sans cesser d'être
discours, le récit ne peut " discourir " sans
sortir de lui-même. Mais il ne peut pas non plus s'en
abstenir sans tomber dans la sécheresse et l'indigence
: c'est pourquoi le récit n'existe pour ainsi dire nulle
part dans sa forme rigoureuse. La moindre observation générale,
le moindre adjectif un peu plus que descriptif, la plus discrète
comparaison, le plus modeste " peut-être ",
la plus inoffensive des articulations logiques introduisent
dans sa trame un type de parole qui lui est étranger,
et comme réfractaire. Il faudrait, pour étudier
le détail de ces accidents parfois microscopiques, de
nombreuses et minutieuses analyses de textes. Un des objectifs
de cette étude pourrait être de répertorier
et de classer les moyens par lesquels la littérature
narrative (et particulièrement romanesque) a tenté
d'organiser d'une manière acceptable, à l'intérieur
de sa propre lexis, les rapports délicats qu'y entretiennent
les exigences du récit et les nécessités
du discours.
On sait en effet que le roman n'a jamais réussi à
résoudre d'une manière convaincante et définitive
le problème posé par ces rapports. Tantôt,
comme ce fut le cas à l'époque classique, chez
un Cervantes, un Scarron, un Fielding, l'auteur-narrateur, assumant
complaisamment son propre discours, intervient dans le récit
avec une indiscrétion ironiquement appuyée, interpellant
son lecteur sur le ton de la conversation familière;
tantôt au contraire, comme on le voit encore à
la même époque, il transfère toutes les
responsabilités du discours à un personnage principal
qui parlera, c'est-à-dire à la fois racontera
et commentera les événements, à la première
personne : c'est le cas des romans picaresques, de Lazarillo
à Gil Rias, et d'autres uvres fictivement autobiographiques
comme Manon Lescaut ou la Vie de Marianne ; tantôt encore,
ne pouvant se résoudre ni à parler en son propre
nom ni à confier ce soin à un seul personnage,
il répartit le discours entre les divers acteurs, soit
sous forme de lettres, comme l'a souvent fait le roman au XVIIIe
siècle (la Nouvelle Héloïse, les Liaisons
dangereuses), soit, à la manière plus souple et
plus subtile d'un Joyce ou d'un Faulkner, en faisant successivement
assumer le récit par le discours intérieur de
ses principaux personnages. Le seul moment où l'équilibre
entre récit et discours semble avoir été
assumé avec une parfaite bonne conscience, sans scrupule
ni ostentation c'est évidemment le XIXe siècle,
l'âge classique de la narration objective, de Balzac à
Tolstoï : on voit au contraire à quel point l'époque
moderne a accentué la conscience de la difficulté,
jusqu'à rendre certains types d'élocution comme
physiquement impossibles pour les écrivains les plus
lucides et les plus rigoureux.
On sait bien, par exemple, comment l'effort pour amener le récit
à son plus haut degré de pureté a conduit
certains écrivains américains, comme Hammett ou
Hemingway, à en exclure l'exposé des motivations
psychologiques, toujours difficile à conduire sans recours
à des considérations générales d'allure
discursive les qualifications impliquant une appréciation
personnelle du narrateur, les liaisons logiques, etc., jusqu'à
réduire la diction romanesque à cette succession
saccadée de phrases courtes, sans articulations, que
Sartre reconnaissait dans l'Étranger de Camus,
et que l'on a pu retrouver dix ans plus tard chez Robbe-Grillet.
Ce que l'on a souvent interprété comme une application
à la littérature des théories behavioristes
n'était peut-être que l'effet d'une sensibilité
particulièrement aiguë à certaines incompatibilités
de langage. Toutes les fluctuations de l'écriture romanesque
contemporaine vaudraient sans doute d'être analysées
de ce point de vue, et particulièrement la tendance actuelle,
peut-être inverse de la précédente, et tout
à fait manifeste chez un Sollers ou un Thibaudeau, par
exemple, à résorber le récit dans le discours
présent de l'écrivain en train d'écrire,
dans ce que Michel Foucault appelle " le discours lié
à l'acte d'écrire, contemporain de son déroulement
et enfermé en lui ". Tout se passe ici comme si
la littérature avait épuisé ou débordé
les ressources de son mode représentatif, et voulait
se replier sur le murmure indéfini de son propre discours
Peut-être le roman, après la poésie, va-t-il
sortir définitivement de l'âge de la représentation.
Peut-être le récit, dans la singularité
négative que l'on vient de lui reconnaître, est-il
déjà pour nous, comme l'art pour Hegel, une chose
du passé, qu'il faut nous hâter de considérer
dans son retrait, avant qu'elle n'ait complètement déserté
notre horizon.
GÉRARD GENETTE
Extraits de Communications, n° 8 Paris, Seuil, 1966.
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