Gérard Genette

Frontières du récit

Si l'on accepte, par convention, de s'en tenir au domaine de l'expression littéraire, on définira sans difficulté le récit comme la représentation d'un événement ou d'une suite d'événements, réels ou fictifs, par le moyen du langage, et plus particulièrement du langage écrit. Cette définition positive (et courante) a le mérite de l'évidence et de la simplicité ; son principal inconvénient est peut-être, justement, de s'enfermer et de nous enfermer dans l'évidence, de masquer à nos yeux ce qui précisément, dans l'être même du récit, fait problème et difficulté, en effaçant en quelque sorte les frontières de son exercice, les conditions de son existence. Définir positivement le récit, c'est accréditer, peut-être dangereusement, l'idée ou le sentiment que le récit va de soi, que rien n'est plus naturel que de raconter une histoire ou d'agencer un ensemble d'actions dans un mythe, un conte, une épopée, un roman. L'évolution de la littérature et de la conscience littéraire depuis un demi-siècle aura eu, entre autres heureuses conséquences, celle d'attirer notre attention, tout au contraire, sur l'aspect singulier, artificiel et problématique de l'acte narratif. Il faut en revenir une fois de plus à la stupeur de Valéry considérant un énoncé tel que " La marquise sortit à cinq heures ". On sait combien, sous des formes diverses et parfois contradictoires, la littérature moderne a vécu et illustré cet étonnement fécond, comment elle s'est voulue et s'est faite, en son fond même, interrogation, ébranlement, contestation du propos narratif. Cette question faussement naïve : pourquoi le récit ? pourrait au moins nous inciter à rechercher, ou plus simplement à reconnaître les limites en quelque sorte négatives du récit, à considérer les principaux jeux d'oppositions à travers lesquels le récit se définit, se constitue en face des diverses formes du non-récit.

Diègèsis et mimèsis.

[…]Pour Platon, le domaine de ce qu'il appelle lexis (ou façon de dire, par opposition à logos, qui désigne ce qui est dit) se divise théoriquement en imitation proprement dite (mimèsis) et simple récit (diègèsis). Par simple récit, Platon entend tout ce que le poète raconte " en parlant en son propre nom, sans essayer de nous faire croire que c'est un autre qui parle " : ainsi, lorsqu'Homère, au chant 1 de l'Iliade, nous dit à propos de Chrysès : " Il était venu aux fines nefs des Achéens, pour racheter sa fille, porteur d'une immense rançon et tenant en main, sur son bâton d'or, les bandelettes de l'archer Apollon " […]
Au contraire, l'imitation consiste, dès le vers suivant, en ce qu'Homère fait parler Chrysès lui-même, ou plutôt, selon Platon, parle en feignant d'être devenu Chrysès, et " en s'efforçant de nous donner autant que possible l'illusion que ce n'est pas Homère qui parle, mais bien le vieillard, prêtre d'Apollon ". Voici le texte du discours de Chrysès : " Atrides, et vous aussi, Achéens aux bonnes jambières, puissent les dieux, habitants de l'Olympe, vous donner de détruire la ville de Priam, puis de rentrer sans mal dans vos foyers ! Mais à moi, puissiez-vous aussi rendre ma fille ! Et pour ce, agréez la rançon que voici, par égard pour le fils de Zeus, pour l'archer Apollon ".
Or, ajoute Platon, Homère aurait pu tout aussi bien poursuivre son récit sous une forme purement narrative, en racontant les paroles de Chrysès au lieu de les rapporter, ce qui, pour le même passage, aurait donné, au style indirect et en prose : " Le prêtre étant venu pria les dieux de leur accorder de prendre Troie en les préservant d'y périr, et il demanda aux Grecs de lui rendre sa fille en échange d'une rançon, et par respect pour le dieu ". Cette division théorique, qui oppose, à l'intérieur de la diction poétique, les deux modes purs et hétérogènes du récit et de l'imitation, entraîne et fonde une classification pratique des genres, qui comprend les deux modes purs (narratif représenté par l'ancien dithyrambe, mimétique, représenté par le théâtre), plus un mode mixte, ou, plus précisément, alterné, qui est celui de l'épopée, comme on vient de le voir par l'exemple de l'Iliade. […]

Récit et discours.
[…] Ce partage correspond à peu près à la distinction proposée naguère par Emile Benveniste entre récit (ou histoire) et discours, avec cette différence que Benveniste englobe dans la catégorie du discours tout ce qu'Aristote appelait imitation directe, et qui consiste effectivement, du moins pour sa partie verbale, en discours prêté par le poète ou le narrateur à l'un de ses personnages. Benveniste montre que certaines formes grammaticales, comme le pronom je (et sa référence implicite tu), les " indicateurs " pronominaux (certains démonstratifs) ou adverbiaux (comme ici, maintenant, hier, aujourd'hui, demain, etc.), et, au moins en français, certains temps du verbe, comme le présent, le passé composé ou le futur, se trouvent réservées au discours, alors que le récit dans sa forme stricte se marque par l'emploi exclusif de la troisième personne et de formes telles que l'aoriste (passé simple) et le plus-que-parfait. Quels qu'en soient les détails et les variations d'un idiome à l'autre, toutes ces différences se ramènent clairement à une opposition entre l'objectivité du récit et la subjectivité du discours ; mais il faut préciser qu'il s'agit là d'une objectivité et d'une subjectivité définies par des critères d'ordre proprement linguistique : est " subjectif " le discours où se marque, explicitement ou non, la présence de (ou la référence à) je, mais ce je ne se définit pas autrement que comme la personne qui tient ce discours, de même que le présent, qui est le temps par excellence du mode discursif, ne se définit pas autrement que comme le moment où est tenu le discours, son emploi marquant " la coïncidence de l'événement décrit avec l'instance de discours qui le décrit ". Inversement, l'objectivité du récit se définit par l'absence de toute référence au narrateur : " A vrai dire, il n'y a même plus de narrateur. Les événements sont posés comme ils se sont produits à mesure qu'ils apparaissent à l'horizon de l'histoire. Personne ne parle ici ; les événements semblent se raconter eux mêmes ".
Nous avons là, sans aucun doute, une description parfaite de ce qu'est en son essence, et dans son opposition radicale à toute forme d'expression personnelle du locuteur, le récit à l'état pur, tel qu'on peut idéalement le concevoir, et tel qu'on peut effectivement le saisir sur quelques exemples privilégiés, comme ceux qu'emprunte Benveniste lui-même à l'historien Glotz et à Balzac. Reproduisons ici l'extrait de Gambara, que nous aurons à considérer avec quelque attention :

" Après un tour de galerie, le jeune homme regarda tour à tour le ciel et sa montre, fit un geste d'impatience, entra dans un bureau de tabac, y alluma un cigare, se posa devant une glace, et jeta un regard sur son costume, un peu plus riche que ne le permettent en France les lois du goût. Il rajusta son col et son gilet de velours noir sur lequel se croisait plusieurs fois une de ces grosses chaînes d'or fabriquées à Gênes ; puis, après avoir jeté par un seul mouvement sur son épaule gauche son manteau doublé de velours en le drapant avec élégance, il reprit sa promenade sans se laisser distraire par les œillades bourgeoises qu'il recevait. Quand les boutiques commencèrent à s'illuminer et que la nuit lui parut assez noire, il se dirigea vers la place du Palais-Royal en homme qui craignait d'être reconnu, car il cotoya la place jusqu'à la fontaine, pour gagner à l'abri des fiacres l'entrée de la rue Froidmanteau... "

A ce degré de pureté, la diction propre du récit est en quelque sorte la transitivité absolue du texte, l'absence parfaite (si l'on néglige quelques entorses sur lesquelles nous reviendrons tout à l'heure), non seulement du narrateur, mais bien de la narration elle-même, par l'effacement rigoureux de toute référence à l'instance de discours qui le constitue. Le texte est là, sous nos yeux, sans être proféré par personne, et aucune (ou presque) des informations qu'il contient n'exige, pour être comprise ou appréciée, d'être rapportée à sa source, évaluée par sa distance ou sa relation au locuteur et à l'acte de locution. Si l'on compare un tel énoncé à une phrase telle que celle-ci : " J'attendais pour vous écrire que j'eusse un séjour fixe. Enfin je suis décidé : je passerai l'hiver ici ", on mesure à quel point l'autonomie du récit s'oppose à la dépendance du discours, dont les déterminations essentielles (qui est je, qui est vous, quel lieu désigne ici) ne peuvent être déchiffrées que par rapport à la situation dans laquelle il a été produit. Dans le discours, quelqu'un parle, et sa situation dans l'acte même de parler est le foyer des significations les plus importantes ; dans le récit, comme Benveniste le dit avec force, personne ne parle, en ce sens qu'à aucun moment nous n'avons à nous demander qui parle (où et quand, etc.) pour recevoir intégralement la signification du texte.
Mais il faut ajouter aussitôt que ces essences du récit et du discours ainsi définies ne se trouvent presque jamais à l'état pur dans aucun texte : il y a presque toujours une certaine proportion de récit dans le discours, une certaine dose de discours dans le récit. A vrai dire, ici s'arrête la symétrie, car tout se passe comme si les deux types d'expression se trouvaient très différemment affectés par la contamination: l'insertion d'éléments narratifs dans le plan du discours ne suffit pas à émanciper celui-ci, car ils demeurent le plus souvent liés à la référence au locuteur, qui reste implicitement présent à l'arrière-plan, et qui peut intervenir de nouveau à chaque instant sans que ce retour soit éprouvé comme une " intrusion ". Ainsi, nous lisons dans les Mémoires d'outre-tombe ce passage apparemment objectif : " Lorsque la mer était haute et qu'il y avait tempête, la vague, fouettée au pied du château, du côté de la grande grève, jaillissait jusqu'aux grandes tours. A vingt pieds d'élévation au-dessus de la base d'une de ces tours, régnait un parapet en granit, étroit et glissant, incliné, par lequel on communiquait au ravelin qui défendait le fossé : il s'agissait de saisir l'instant entre deux vagues, de franchir l'endroit périlleux avant que le flot se brisât et couvrît la tour... " Mais nous savons que le narrateur, dont la personne s'est momentanément effacée pendant ce passage, n'est pas parti très loin, et nous ne sommes ni surpris ni gênés lorsqu'il reprend la parole pour ajouter : " Pas un de nous ne se refusait à l'aventure, mais j'ai vu des enfants pâlir avant de la tenter. " La narration n'était pas vraiment sortie de l'ordre du discours à la première personne, qui l'avait absorbée sans effort ni distorsion, et sans cesser d'être lui-même. Au contraire, toute intervention d'éléments discursifs à l'intérieur d'un récit est ressentie comme une entorse à la rigueur du parti narratif. II en est ainsi de la brève réflexion insérée par Balzac dans le texte rapporté plus haut: " son costume un peu plus riche que ne le permettent en France les lois du goût. " On peut en dire autant de l'expression démonstrative " une de ces chaînes d'or fabriquées à Gênes ", qui contient évidemment l'amorce d'un passage au présent (fabriquées correspond non pas à que l'on fabriquait, mais bien à que l'on fabrique) et d'une allocution directe au lecteur, implicitement pris à témoin.
On en dira encore autant de l'adjectif " œillades bourgeoises " et de la locution adverbiale " avec élégance ", qui impliquent un jugement dont la source est ici visiblement le narrateur ; de l'expression relative " en homme qui craignait ", que le latin marquerait d'un subjonctif pour l'appréciation personnelle qu'elle comporte ; et enfin de la conjonction " car il côtoya ", qui introduit une explication proposée par l'auteur. Il est évident que le récit n'intègre pas ces enclaves discursives, justement appelées par Georges Blin " intrusions d'auteur ", aussi facilement que le discours accueille les enclaves narratives : le récit inséré dans le discours se transforme en élément de discours, le discours inséré dans le récit reste discours et forme une sorte de kyste très facile à reconnaître et à localiser. La pureté du récit, dirait-on, est plus facile à préserver que celle du discours.
La raison de cette dissymétrie est au demeurant très simple, mais elle nous désigne un caractère décisif du récit: en vérité, le discours n'a aucune pureté à préserver, car il est le mode " naturel " du langage, le plus large et le plus universel, accueillant par définition à toutes les formes ; le récit, au contraire, est un mode particulier, défini par un certain nombre d'exclusions et de conditions restrictives (refus du présent, de la première personne, etc). Le discours peut " raconter " sans cesser d'être discours, le récit ne peut " discourir " sans sortir de lui-même. Mais il ne peut pas non plus s'en abstenir sans tomber dans la sécheresse et l'indigence : c'est pourquoi le récit n'existe pour ainsi dire nulle part dans sa forme rigoureuse. La moindre observation générale, le moindre adjectif un peu plus que descriptif, la plus discrète comparaison, le plus modeste " peut-être ", la plus inoffensive des articulations logiques introduisent dans sa trame un type de parole qui lui est étranger, et comme réfractaire. Il faudrait, pour étudier le détail de ces accidents parfois microscopiques, de nombreuses et minutieuses analyses de textes. Un des objectifs de cette étude pourrait être de répertorier et de classer les moyens par lesquels la littérature narrative (et particulièrement romanesque) a tenté d'organiser d'une manière acceptable, à l'intérieur de sa propre lexis, les rapports délicats qu'y entretiennent les exigences du récit et les nécessités du discours.
On sait en effet que le roman n'a jamais réussi à résoudre d'une manière convaincante et définitive le problème posé par ces rapports. Tantôt, comme ce fut le cas à l'époque classique, chez un Cervantes, un Scarron, un Fielding, l'auteur-narrateur, assumant complaisamment son propre discours, intervient dans le récit avec une indiscrétion ironiquement appuyée, interpellant son lecteur sur le ton de la conversation familière; tantôt au contraire, comme on le voit encore à la même époque, il transfère toutes les responsabilités du discours à un personnage principal qui parlera, c'est-à-dire à la fois racontera et commentera les événements, à la première personne : c'est le cas des romans picaresques, de Lazarillo à Gil Rias, et d'autres œuvres fictivement autobiographiques comme Manon Lescaut ou la Vie de Marianne ; tantôt encore, ne pouvant se résoudre ni à parler en son propre nom ni à confier ce soin à un seul personnage, il répartit le discours entre les divers acteurs, soit sous forme de lettres, comme l'a souvent fait le roman au XVIIIe siècle (la Nouvelle Héloïse, les Liaisons dangereuses), soit, à la manière plus souple et plus subtile d'un Joyce ou d'un Faulkner, en faisant successivement assumer le récit par le discours intérieur de ses principaux personnages. Le seul moment où l'équilibre entre récit et discours semble avoir été assumé avec une parfaite bonne conscience, sans scrupule ni ostentation c'est évidemment le XIXe siècle, l'âge classique de la narration objective, de Balzac à Tolstoï : on voit au contraire à quel point l'époque moderne a accentué la conscience de la difficulté, jusqu'à rendre certains types d'élocution comme physiquement impossibles pour les écrivains les plus lucides et les plus rigoureux.
On sait bien, par exemple, comment l'effort pour amener le récit à son plus haut degré de pureté a conduit certains écrivains américains, comme Hammett ou Hemingway, à en exclure l'exposé des motivations psychologiques, toujours difficile à conduire sans recours à des considérations générales d'allure discursive les qualifications impliquant une appréciation personnelle du narrateur, les liaisons logiques, etc., jusqu'à réduire la diction romanesque à cette succession saccadée de phrases courtes, sans articulations, que Sartre reconnaissait dans l'Étranger de Camus, et que l'on a pu retrouver dix ans plus tard chez Robbe-Grillet. Ce que l'on a souvent interprété comme une application à la littérature des théories behavioristes n'était peut-être que l'effet d'une sensibilité particulièrement aiguë à certaines incompatibilités de langage. Toutes les fluctuations de l'écriture romanesque contemporaine vaudraient sans doute d'être analysées de ce point de vue, et particulièrement la tendance actuelle, peut-être inverse de la précédente, et tout à fait manifeste chez un Sollers ou un Thibaudeau, par exemple, à résorber le récit dans le discours présent de l'écrivain en train d'écrire, dans ce que Michel Foucault appelle " le discours lié à l'acte d'écrire, contemporain de son déroulement et enfermé en lui ". Tout se passe ici comme si la littérature avait épuisé ou débordé les ressources de son mode représentatif, et voulait se replier sur le murmure indéfini de son propre discours Peut-être le roman, après la poésie, va-t-il sortir définitivement de l'âge de la représentation. Peut-être le récit, dans la singularité négative que l'on vient de lui reconnaître, est-il déjà pour nous, comme l'art pour Hegel, une chose du passé, qu'il faut nous hâter de considérer dans son retrait, avant qu'elle n'ait complètement déserté notre horizon.

GÉRARD GENETTE
Extraits de Communications, n° 8 Paris, Seuil, 1966.