De tout temps
les communautés humaines ont ménagé une
place privilégiée aux symboles qui sont
à la source même de toute écriture. Voire,
elles accordent parfois à certains objets naturels la
vertu d'être les messagers de l'au-delà (on pense
à l'arc-en-ciel, aux carapaces des tortues, aux lignes
de la main, aux traces que laissent les pattes des oiseaux sur
le sable ou du renard dans le jardin divinatoire des Dogons,
etc
). Le symbole,
dans son acception grecque originelle, est le tesson d'une poterie,
brisée en deux morceaux pour perpétuer la mémoire
d'un contrat. On peut évoquer également, dans
la tradition africaine, le bâton qu'on casse, lors d'une
séparation, pour confier aux morceaux orphelins le souvenir
du départ et la promesse des retrouvailles...
Le
signe à l'origine ne se sépare pas complètement
de la voix qui le profère, du geste qui le trace ou du
référent qu'il évoque. Les peintures rupestres
(mais également les multiples gravures ou motifs décoratifs
attachés à la poterie et à l'habitat, aux
maquillages, tatouages et à l'habillement, voire aux
armes, etc.) sont réputés posséder des
vertus magiques. Il en est de même du mot proféré,
le nom, dont on baptise les gens et les choses pour les introduire
à la communauté symbolique. Les premiers dessins
avaient sans doute ainsi une fonction religieuse ou magique
: ils permettaient de mettre en relation l'ici et l'ailleurs,
le visible et l'invisible, le présent et l'absent.
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"On
ne peut dire à la lettre que ceci manque à
sa place, que de ce qui peut en changer, c'est-à-dire
du symbolique. Car pour le réel quelque
bouleversement qu'on puisse y apporter
il y est toujours et en tous cas, à
sa place, il l'emporte collée à sa semelle,
sans rien connaître qui puisse l'en exiler."
Jacques Lacan (Ecrits)
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PERPÉTUER
LA PAROLE
On
limite souvent l'usage du terme écriture à
la figuration de la parole : l'écriture, en ce sens,
permet de matérialiser et de perpétuer les échanges
oraux, favorisant par là même la description et
la conservation des événements qui constituent
la trame de la vie sociale.
L'écriture ainsi caractérisée s'attache
à une communauté linguistique "naturelle"
qui s'identifie elle-même à une communauté
politique et culturelle. Il est convenu, dans l'historiographie
classique, que l'invention de l'écriture marque le début
de l'histoire. On s'accorde également à
dire que les premières écritures furent pictographiques
qu'il s'agisse de l'écriture sumérienne, de l'écriture
égyptienne, voire de l'écriture chinoise.
COMPTER
LES RICHESSES, dénombrer
les esclaves, les troupeaux, les sacs, établir des contrats,
rédiger des legs
auraient été les
premiers usages des premiers pictogrammes, tandis que les cordes
à nuds, les quipus, jouaient le rôle
de support de la mémoire, pour les comptes (et pour les
contes
) dans l'empire Inca comme dans la Chine antique.
On voit par ces exemples que l'écriture répondait,
dès l'origine, à un double souci de description
spatiale (le dénombrement et la mise en scène
des objets) et de mémoire des événements
dans leur enchaînement et dans leurs relations.
2.
LES PICTOGRAMMES
Hiéroglyphes égyptiens (3000
av. JC)
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battre
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voler
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manger
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aller
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pleurer
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soleil
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fleur
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oiseau
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montagne
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oeil
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d'après Ernst
DOBLHOFER, Arthaud, 1959
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L'écriture égyptienne
a mêlé très tôt figuration du sens
et figuration du son, pictogrammes et phonogrammes.
Les hiéroglyphes en effet représentent à
la fois l'objet ou le concept et la configuration
phonétique réduite aux consonnes
du mot de référence. De cette façon le
pictogramme est à la fois porteur du signifiant
phonique et du concept (voire du référent)
signifié. Cet usage, bientôt restreint
à la consonne acronymique du hiéroglyphe, a
permis la mise en place d'un tableau consonantique dont l'usage
pouvait redoubler ou se substituer au sens iconique de la
figure. Il s'est constitué ainsi une sorte de lexique
ou de répertoire, une collection d'objets ou de concepts
d'usage courant à vocation multiple pictographique
et phonographique, legos sémantiques polymorphes
à vocation universelle !
C'est ainsi que s'est élaboré
l'alphabet qui devait connaître une riche postérité
de support aux langues sémitiques, phénicienne
puis grecque et latine, etc. On note que cet alphabet n'avait
pas pour vocation originelle de décrire l'enchaînement
phonique constitutif du mot mais d'évoquer le matériau
sonore entrant dans sa composition. C'est ainsi que le lecteur
était tenu d'interpréter la composition hiéroglyphique
comme une suggestion ou un rébus où
se mêlaient, dans un certain désordre, traits
phoniques et traits sémantiques. Il semble bien que
l'identité phonique du mot ait été perçue,
à l'origine, comme un magma de traits (acoustiques
et articulatoires). La linéarité du message
écrit ne se serait imposée que peu à
peu, sous l'influence et par imitation probable
du message oral.
La postérité de
cette procédure, dans l'évolution des écritures
sémitiques, a conduit aux écritures pseudo-syllabiques,
arabe et hébraïque, où seules sont inscrites
les consonnes ce qui laisse au lecteur le soin de lever
l'incertitude éventuelle sur le sens du propos !
On voit comment cette polysémie,
immanente à la transcription lacunaire des écritures
de tradition proche orientale, a entretenu le mystère
autour du sens du texte et favorisé la multiplication
des lectures et interprétations où se nourrit
le pouvoir des lettrés (voire ultérieurement
la tradition de la Kabbale). Elle ne sera levée que
par l'invention de l'écriture grecque qui propose (sur
la base d'un emprunt aux Phéniciens) une représentation
phonique segmentale stricte et dépossède le
lecteur de toute liberté quant à l'interprétation
phonétique du texte (voir plus loin).
Pictogrammes
cunéiformes primitifs (2300 av. JC)
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soleil
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étoile
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vêtement
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femme
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il
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main
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montagne
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boeuf
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poisson
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céréale
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boeuf sauvage = boeuf + montagne
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maîtresse = femme + vêtement
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d'après Ernst DOBLHOFER, Arthaud,
1959
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Les premiers caractères
hérités de l'écriture sumérienne
mêlent, à l'instar des premiers hiéroglyphes,
pictogrammes à valeur sémantique (figurative)
et pictogrammes à valeur phonique voire morpho-syntaxique.
Les écritures cunéiformes postérieures,
hittite et akkadienne, privilégient quant à
elles un mode de transcription pseudo-syllabique (non dépourvu
de ressemblance avec le système katakana de
transcription du japonais !) qui mêlera son influence
à celles des écritures proto-égyptiennes
pour contribuer à la formation de l'écriture
phénicienne.
Idéogrammes chinois (évolution
: Jia gu wen >> Li shu ; 1600 av.
JC > 200 ap. JC)


[ri] soleil
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[mu] arbre
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[fei] oiseau
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[ren] homme
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[mu] il
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d'après Li Leyi, Université
des langues, Beijing, 1993
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3. LA CHOSE,
LA FIGURE ET LE SON
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Le signe graphique, à l'origine,
aurait donc figuré l'objet tout en représentant
le mot ou le segment sonore qui lui correspond dans la langue
(cf. de Saussure, bib.). Mais il semble que très
tôt, dans tous les systèmes, un effet de contamination
ou de confusion se soit produit entre parentés
phoniques et parentés sémantiques, introduisant
un principe phonétique dans l'économie de la
transcription en concurrence avec le principe figuratif qui
organise les pictogrammes. Autrement dit on en serait venu
à rassembler dans un même paradigme les mots
phonétiquement et/ou sémantiquement proches
afin de constituer des classes morphophonologiques homogènes
(que la tradition chinoise appelle "dictionnaires de
rimes", voir infra), homonymes et synonymes, homographes
et homophones se combinant ainsi pour favoriser une représentation
"économique" du verbe.
Le signe graphique représente
alors soit son référent sémantique, soit
sa valeur phonique, ce qui permet d'ajouter une signification
de deuxième degré ou inversement de lever une
ambiguité propre à son usage. L'élargissement
du lexique de la langue a pu ainsi progresser à partir
de nouvelles combinaisons des éléments phoniques
et sémantiques de base.
L'avantage d'une
classification qui prenne en compte la configuration sonore
du mot tient au fait que toutes les langues s'organisent à
partir d'un petit nombre d'oppositions phoniques (i.e.
de traits articulatoires et/ou acoustiques). Les sons fonctionnels
d'une langue constituent donc un ensemble limité et
restreint qui peut servir de principe de classification au
lexique des objets ou des concepts (voir infra : Phonétique
et phonologie).
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L'appropriation (autour
du huitième siècle av. JC) par les Grecs
de l'écriture phénicienne et son adaptation
au système phonématique propre à
leur idiome introduisent un usage nouveau, source
d'une rupture radicale dans l'histoire de l'écriture
: la représentation systématique
et différenciée des segments vocaliques
(voire des semi-voyelles) constitutifs de la chaîne
parlée. Cet événement providentiel
(fruit du hasard ?) marque une rupture de continuité
un authentique cataclysme ! dans
le devenir des écritures et plus généralement
de la représentation spatiale des phénomènes
temporels.
Le vocalisme qui jusque
là faisait fonction (dans la tradition sémitique)
de variable d'ajustement de l'interprétation
fournie par le scribe, ne joue plus désormais
que le rôle de marque morphologique ou lexicale
(qu'il partage avec les consonnes). L'écriture
et la lecture se voit ainsi chargée
d'une fonction nouvelle, quasi mécanique, de
transcodage de la chaîne parlée et délivre
pour toujours le texte de la médiation d'un
interprète, scribe ou mage, prêtre ou
sorcier. Le sens de l'énoncé nourri
par le projet du locuteur est désormais
transmis directement à l'allocutaire qui le
verbalise sans avoir a priori à l'interpréter.
Il faut sans doute pointer en cet événement
la source de l'originalité radicale du développement
de la culture grecque de la poésie lyrique
à la philosophie du logos en passant
par la naissance et l'essor de la tragédie.
Mais c'est peut-être autour des questions de
l'origine ou de l'autorité que
se noue de la façon la plus remarquable l'héritage
de la transcription phonématique exhaustive.
Le texte ou mieux : la parole voit en
effet se rompre le lien magique traditionnellement
réputé indestructible ! qui confondait
l'énonciation et le sens du message, l'auteur
et le narrateur, le verbe et son efficace rupture
que Platon puis Aristote (cf. l'Art poétique).célèbreront
par la formulation corollaire du double récit
: mimesis et diegesis !
Cet événement fondateur offre également
au poète, au barde qui renonce bientôt
aux attributs du scribe, prêtre ou sorcier
la possibilité de transmettre et de perpétuer
un récit libre de toute autre subjectivité...
que la sienne et lui permet par là même
de s'attribuer la place et le rôle de narrateur
de l'histoire. C'est la figure d'Homère qui
apparaît bien sûr à l'horizon de
cette invention providentielle. Homère, nouveau
Moïse grec donne un auteur à
la tradition épique orale sans doute
mâtinée de réjouissances dyonisiaques,
indo-persannes, si l'on en croit Friedrich Nietzsche
! (cf. La Naissance de la Tragédie)
L'invention de l'écriture
grecque phonématique, segmentale
favorise par-delà les cortèges
bacchiques aux résonances chamaniques
la disjonction des fonctions sémiotique et
sémantique, performative et mémorielle,
illocutoire et perlocutoire à l'inverse
du mode opératoire des écritures consonantiques
de type sémitique.
Autrement dit, l'écriture segmentale grecque
en libérant le message de la nécessité
d'un recours au scribe rend possible une représentation
tragique qui cantonne dans les coulisses aussi bien
l'énonciateur, deus (ex machina)
et ses prophètes narrateurs, chers aux
Hébreux que l'énonciataire, spectateur
obligé, récipiendaire du spectacle.
L'écriture segmentale grecque phonétiquement
exhaustive propose désormais un mode
de représentation immanente, exclusive, dont
le sens est libre aussi bien des interprétations
des scribes que des commentaires des éventuels
spectateurs.
On voit ainsi prendre forme les deux fonctions cardinales
constitutives du langage : la fonction mimétique,
proprement tragique qui inclut bientôt
le spectateur dans l'action, par l'entremise et sous
l'apparence du chur et de l'hégémon
et la fonction diégétique proprement
mémorielle ou sémiotique qui exclut
le spectateur (l'énonciataire) du cadre où
se joue le drame et l'installe dans l'espace atemporel
de l'écrit (poésie, épopée,
tragédie, histoire et philosophie) où
va prospérer la culture hellène.
Il se manifeste là, bien sûr, l'effet
de la transcription phonétique exhaustive de
la parole sur le jeu des protagonistes de l'énonciation
(i.e. sur l'économie du jeu des pronoms
personnels) : l'auteur et le spectateur, voire le
lecteur. Le texte grec, phonétiquement explicite,
peut désormais être interprété
hors de tout projet sémantique (ou autre) traditionnellement
pris en charge (dans les écritures consonantiques,
voire syllabiques) par le scribe ou le medium. On
échappe ainsi (pour la première fois
et pour toujours! dans l'histoire du langage)
à la nécessaire médiation du
tiers dans l'interprétation du texte et
à l'émergence simultanée du narrateur
aux fonctions multiples : auteur, scénographe,
interprète, etc.
Le texte ne prend ainsi
son autonomie, comme mémoire du sens amassé
par le groupe, que par-delà la séparation
instituée entre l'auteur, le metteur en scène,
l'acteur et le spectateur, le chur et l'hégémon
rendue possible dans la tradition grecque
par l'invention de la transcription phonétique
exhaustive de la parole. Le mythe se métamorphose
alors en mémoire comme le dépôt
des paroles se métamorphose en langue.
En inventant les didascalies (partition de l'hégémon),
la tragédie grecque crée simultanément
la posture du narrateur et celle de l'acteur et rend
possible par-delà la séparation
entre diegesis et mimesis l'émergence
de l'histoire.
Cette métamorphose
n'est possible que si la partition écrite,
le livret, ne laisse de place à aucune ambiguïté
ni a fortiori aux interprétations multiples
qui étaient jusque là le privilège
des scribes et autres sorciers, chamanes ou grands
prêtres. Les Grecs sont les premiers à
avoir délivré le texte de l'interprétation
des scribes et rendu ainsi possibles l'élaboration,
la conservation et la restitution d'un contenu délivré
de toute interprétation étrangère
à celle de son auteur.
Cette métamorphose imprévisible
du rôle de l'écriture a autorisé
une conservation univoque du sens et, paradoxalement,
délivré le lecteur de sa soumission
au clerc. Le sens ajouté appartient désormais
à la compétence du lecteur qui devient
l'opérateur de la langue la patiente
abeille qui fait son miel du nectar des expériences
(individuelles et collectives) de la communauté
et des témoignages mémorisés
à ce propos.
L'émergence d'une écriture (et plus
généralement d'une culture) profane,
vulgaire, est la conséquence de la banalisation
du verbe propre à la tradition grecque. Les
Grecs ont désacralisé l'usage hébraïque
de l'histoire (sainte) puis confié aux
Romains le soin de vulgariser la loi (religieuse)
pour en créer une version laïque ! Le
texte désormais n'a plus besoin d'être
interprété pour être lu...
Cet événement
est inséparable de la valorisation du logos
la parole comme lieu d'émergence
du sens à l'exclusion du texte
et par conséquent de la révélation
du sens comme produit du dialogue ou mieux du
discours, selon l'acception de Benveniste. C'est également
le moment de la manifestation l'épiphanie
du signifiant comme lieu de toute spéculation
philosophique et scientifique voire morale et
métaphysique ?
La logique désormais fait route en compagnie
du langage auquel elle emprunte sa puissance de fragmentation
du temps et de l'espace et à qui elle offre
sa vocation à épuiser le sens. Elle
rend autonome le symbole par rapport au référent
auquel elle substitue le signifié, lieu
de tous les virtuels. C'est ainsi qu'elle permet la
conservation et l'entretien du sens par-delà
sa manifestation. Le texte n'a plus besoin d'être
interprété pour être lu, ni même
d'être lu pour transmettre du sens. C'est dire
que l'événement fortuit ?
de la vocalisation de l'écrit ne fut
pas insignifiant...
C'est de ce moment que
procède la manifestation improbable
de ce qu'il est désormais convenu d'appeler
l'espace virtuel, où se déploie
aussi bien toute et chacune langue naturelle
que la mémoire de toute histoire.
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5. LES OBJETS PARLANTS

" Je suis la coupe de Tharias "
Athènes, VIIème siècle
à propos de : Les objets parlants de la Grèce
antique
(mémoire de maîtrise d'anthropologie, Flavia
CARRARO, université de Paris 8, 2001.)
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Un des effets propres
à l'adoption de l'écriture grecque
phonétique exhaustive s'observe dans
un usage qui s'est répandu dans la première
moitié du premier millénaire av. JC
: l'inscription votive à la première
personne de certains objets de terre cuite, d'usage
banal. Cet utilisation "profane" de l'écriture,
qui apparaît en même temps que certains
graffitis (voir Piérart et Polignac, op.cit.),
confirme sans doute le glissement du processus énonciatif
de l'instance religieuse prophétique
à un usage laïque. Les objets parlants
dont l'inscription votive a été
gravée avant la cuisson de la poterie
indiquent que le sens du message inscrit procède
désormais de l'acte énonciatif qui
lui donne corps à l'exclusion de l'autorité
du scribe, détenteur présumé
de l'onction divine.
L'écriture passe
du statut de support (ou de medium) de la parole
(prophétique) à celui de foyer de
la signification (banale). L'écriture peut
désormais devenir le lieu même d'élaboration
et de conservation, de mémoire vivante, de
la langue et du sens.
"Les fonctions
qui ont souvent servi à décrire l'écriture,
en la posant comme étroitement liée
à l'économie et au pouvoir et trouvant
dans cette relation les raisons mêmes de son
invention, ne peuvent s'appliquer à l'invention
de l'écriture en Grèce. Si l'on regarde
les premières inscriptions, l'alphabet complet
semble plutôt être lié à
des manifestations individuelles dans les inscriptions
votives ou commémoratives, les dédicaces
aux dieux ou dans les mentions de prix dans un concours.
[...] L'alphabet grec est le seul système,
probablement, parmi les ystèmes d'écriture
inventés dans l'antiquité qui a permis
de: donner la parole à des objets inanimés
!" (F. Carraro, op. cit.).
"Les lettres
prêtent, pour ainsi dire, un "corps parlant"
à ces pierres muettes et ceci dans la distinction
entre la parole et la voix déjà présente
dans le principe d'analyse du langage de l'alphabet
complet. Aucun esprit de type mana n'habite
nos objets parlants ; dans le texte inscrit, aucun
scripteur dont la voix et le souffle, comme un esprit,
ne doivent être restitués par le lecteur;
mais seulement un corps, celui de l'objet inscrit,
parlant avec l"appareil phonatoire" des
lettres grecques et réalisant dans sa parole
la rencontre efficace avec son lecteur. Les lettres
gravées sur nos objets indiquent et présupposent
cette appropriation de la parole et impliquent la
mise en commun avec le lecteur-destinataire qu'elle
instaure, car la considération de la production
de parole comme expérience intime dans l'exercice
du langage entraîne aussi celle de la dimension
universelle à laquelle la parole intérieurement
mimée accède. Ainsi les objets parlants
disent "je" dans les signes d'écriture
et adressent leur parole au lecteur, autre corps
parlant-lisant, humain ou divin, qui retrouvant
sa parole intérieure, reconnaîtra aussi
la parole de l'objet." (F. Carraro, ibidem)
Les objets parlants
n'ont pas besoin d'être lus pour "faire
sens" ; ils se passent d'interprète.
L'écriture peut désormais devenir
le lieu de conservation de la langue, de la mémoire
et du sens, ou mieux, le lieu d'élaboration,
instantanée et virtuelle, de la matrice
de toute parole à venir.
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6. POTERIES DE MORAS
d'après Alain Nicolas et Jean Combier :
"Le dossier archéologique de Moras-en-Valloire"
(op.cit.)
En Europe même,
dans le courant de l'âge du bronze, une écriture
restée muette propre aux sites
lacustres palafittes de l'arc alpin, propose ses cryptogrammes
à la sagacité des archéologues
et des linguistes. L'écriture palafitte, telle
qu'elle se manifeste dans les vases de Moras, évoque
d'une certaine façon (par hasard ou non...)
les objets parlants de la Grèce antique.
C'est le processus même d'invention de l'écriture
qui est ici en jeu, une écriture qui n'a pas
pour (seul) objet de favoriser le développement
de l'économie sociale mais permet de perpétuer
et de réactiver la mémoire du clan.
L'aspect chorégraphique performatif
y joue un rôle essentiel car il propose une
place au sujet je dans la vie et
la mémoire du groupe.
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Vase en terre cuite (reconstitution), op.cit.
L'objet proposé
à l'étude est une coupe creuse de terre
cuite d'une cinquantaine de centimètres de
diamètre. Il est couvert de glyphes gravés
dans l'argile selon une série concentrique
de frises circulaires, découpées en
bandes et fractionnées en cartouches.
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Par-delà la traduction
de l'hypothétique message caché,
la révélation propre à cette inscription
est peut-être à chercher dans la mise en
scène d'une cérémonie de type bacchique
une de celles que Nietzsche suppose avoir nourri
l'invention de la tragédie, la manifestation
du livret "pré-textuel" d'un spectacle
que la société palafitte se serait offert
à elle-même.
Selon un schéma circulaire
où la danse et la musique, les hommes et les
bêtes, la terre et l'eau, le soleil et la lune,
le jour, la nuit, masques et tambours, etc. se mêlent
en une performance lyrique un cortège
chamanique qui organise la transition entre le
monde des esprits et la terre des hommes, l'univers
obscur du chant, du rythme et du cri, et l'espace lumineux
que le ciel réflète dans le lac entouré
de montagnes...
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RITUELS CALENDAIRES
?
[échange à propos des
poteries de Moras :]
Alain
Nicolas : "Ce vase
est vraisemblablement le couvercle d'un autre : quelle
face était montrée au public ? Manque
d'infos : mais on n'en a pas beaucoup, d'infos ! Si
le vase du dessous est un récipient de cendres,
ça ouvre aussi pas mal d'horizons... Quant
aux magnifiques vases peints en rouge (p.74, op.cit.),
ils devraient " logiquement " être
visibles sur leur face peinte."
JP D. : "Il me semble au premier abord que le
support (i.e. le dispositif de représentation)
joue un rôle essentiel dans l'interprétation
du contenu des signes ; il encadre la réflexion
de l'ensemble vers le détail. Autrement dit,
s'il y a là message, signe ou représentation,
symbole ou écriture, tous et chacun prendraient
sens à partir d'un "acte d'énonciation"
global et synthétique. Autrement dit encore,
ainsi que tu le mentionnes, dans ton ouvrage, il pourrait
bien s'agir d'une proposition cosmogonique (d'un calendrier
?) comparable au Yi-Qing voire à la Genèse
? La forme de l'objet entonnoir ou tourbillon,
de gauche à droite et de l'extérieur
vers l'intérieur, ou vice-versa pourrait
être une représentation convenue du temps
et de l'espace... On pense à un grand jeu de
l'Oie une roue de la Fortune ?, un storyboard
qui offrirait à la fois le modèle et
le support, le trajet et l'explication d'un parcours
initiatique, individuel et/ou collectif (ce qui ménage
une place au chamane ou maître de cérémonies
que tu évoques).
Si cette proposition est recevable, il faudrait tenter
d'inventer les règles du jeu, commentaires
et jetons, qui seraient comme une grammaire essentielle
du récit, le conducteur de la série
paléolithique à multiples rebondissements
dont cette coupe creuse semble encore grosse.
Ce qui me séduit et m'interroge dans cet objet,
c'est qu'il puisse nous inviter à imaginer
rien moins que l'invention de l'écriture :
non pas comme un système de transcription de
la parole qui prendrait le relais d'une tradition
orale bien établie mais comme l'invention ab
nihilo du langage, la création de l'écriture
comme source de toute représentation, de toute
identité et de tout récit. Pour raconter
une histoire, il faut une scène (la grotte),
un écran, le mur, une lumière, le feu,
des ombres (chinoises ?) dont on gardera la trace,
et qui révèlent (en contrechamp) la
présence d'un acteur. Tout est dit, ou presque.
Le tableau figé s'anime bientôt car les
hommes autour du feu dansent et chantent au son des
tambours. C'est l'invention du cinéma !"
"Oui !" "
La communauté villageoise se donne en spectacle,
à elle-même, selon un rituel qui, couplé
au jeu des astres et des saisons, fera mémoire
et laissera des traces sur les parois des cavernes
et les poteries qui avant de contenir quoi que
ce soit, évoquent le passé et l'avenir
l'un et l'autre selon le lent processus d'identification
du sujet (cf. Lacan : le stade du
miroir)."
"Sauf
si les vases et les signes ne sont vus et compris
que par des initiés..."
"Pourquoi ? La liturgie
peut laisser une place aux initiés et une autre
au vulgum pecus, non ? Cela semble même
inévitable dans le cas d'une activité
symbolique assez complexe. L'image est une trace de
l'ailleurs et de l'absent. Ce qui fonde l'écriture
(et le langage) c'est la convocation (ou l'évocation)
de l'absent. Ce qu'on a, peut-être, sous les
yeux, dans les glyphes de Moras, [Il
y a plusieurs coupes avec des signes comme celle-là
: 5 ou 6 au moins rien qu'à Moras] serait
la matrice originelle de la machine à faire
du sens. OK.
L'objet rituel de représentation devient dès
lors le medium, le lieu de passage vers l'absent (rappelé
en image). " "Note
que l'autre (l'Autre), ici, n'est pas sexué
! C'est à mon avis fondamental dans toute représentation
à toutes les époques et partout. Les
seuls ayant un sexe nettement montré sont les
" chamanes ". Il doit y avoir des femmes,
mais où et comment ? J'ai ma petite idée
là-dessus (petite ?)"
"Cela rejoint l'idée que, dans l'ordre
symbolique, le sexe n'est qu'un (mauvais ?) genre...
Cela montre surtout que le langage s'élabore
par fragmentation progressive du sens.
La coupe palafitte serait alors une sorte de grammaire
élémentaire du jeu social représentant
les autres, le décor et l'intrigue du jeu communautaire
: " Plus belle la caverne ! " en quelque
sorte..." "On n'est
plus du tout dans la caverne ! Métaphore ?"
"Oui, bien sûr, mais la caverne est un
moule particulièrement fécond (voir
Platon!)". Le calendrier bien sûr est la
conséquence immédiate du processus (et
non la cause)."
"Les morassiens sont des
éleveurs et cultivateurs : importance de connaître
le rythme des saisons pour les semailles, les moissons,
les accouplements..."
La marmite collective, avant d'être le récipient
où l'on cuit la soupe familiale est la fresque
du prime time, la série où se
retrouve, s'identifie et se rassure la communauté.
[Le récit peut nous conduire également
auprès de Granet (bib. op. cit.) pour
produire, selon le mode des paires minimales, la différenciation
des genres, des sexes et des saisons. Avant d'enclencher
le processus de représentation proprement dit,
l'écriture du livret qui n'est qu'un second
temps par rapport à la représentation
théâtrale.]
Je me suis intéressé plus particulièrement
à Granet lorsque j'ai travaillé sur
l'écriture du coréen. L'idée
qui sous-tend la théorie phonologique de Sejong
est que le sens procède de la différence
ou de la séparation d'un élément
en deux parties. C'est ainsi qu'une émission
vocale de base, indifférenciée, peut
donner naissance à deux types de voyelles,
antérieure et postérieure, que l'on
ne caractérise pas par la description de leurs
propriétés intrinsèques mais
par leur propriété négative d'être
différente l'une de l'autre (c'est au demeurant
le credo de base de la phonologie structurale !).
C'est ainsi que le système de représentation,
d'écriture, de transcription ne
note pas, avec plus ou moins de bonheur, les caractéristiques
intrinsèques de l'objet sonore mais bien sa
différence."
Ce schéma de modélisation
des effets de sens se fonde sur l'idée abstraite
(foncièrement saussurienne) que le sens naît
: 1) du partage et pas seulement de la représentation,
2) de la combinatoire d'un certain nombre d'éléments.
En ce sens, l'écriture n'a pas seulement pour
objet de représenter les choses (ni même
les mots) mais bien de les créer ou en tous
cas de leur donner la possibilité de se manifester
dans le cadre d'un processus énonciatif relationnel.
La multiplication des items d'une langue procèderait
en conséquence de la nécessité,
liée à un échange, de distinguer
deux éléments confondus jusque là
dans une forme commune".
"LE DÉCOR
lacustre alpin se prête particulièrement
bien à l'émergence de l'écriture
car le lac entre les montagnes évoque la coupe
dont le fond répète le ciel et institue
l'image." "Oui. Le
décor est le lieu du mythe."
"La grotte (fréquente
dans les pré-Alpes) se propose elle-même
comme une marmite vide et obscure à éclairer
et à remplir dans la perspective d'évoquer
l'absence, passé, ailleurs et avenir confondus."
"Oui, à Chazelles
(page 122) le site est en partie en grotte."
"Si l'écriture palafitte ne semble pas
prendre en charge la mémoire de la parole et
du langage ordinaire, il est bien possible en revanche
qu'elle rende compte, mémorise et anticipe
les toutes premières performances, représentations
collectives identitaires dont le rôle est de
donner une trace reproductible, un scénario,
un filage, aux fêtes (calendaires) à
venir (c'est la fonction liturgique de l'écriture)."
"On pourrait trouver
un équivalent à ces schémas dans
les partitions de musique contemporaine (Berio, etc.)
où le jeu graphique et pictural est indissolublement
lié à la matière sonore, au chant
choral, aux battements des tambours, voire au jeu
chorégraphique et à la part performative
du spectacle comme une réactualisation
de la tragédie grecque, des cortèges
bacchiques et du chamanisme oriental..." (cf.
Nietzshe, ibidem)
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Toile de Korhogo

La mémoire du groupe
prise en charge par les griots en Afrique, les prophètes
chez les Hébreux, les scribes chez les Egyptiens,
etc. se manifeste également dans l'élaboration
des décors (palais, poteries, vêtements, teintures
et broderies, cf. Korhogo et Bogolans) et des festivités
(chants et danses, jeux de rôles, etc.).

Le cochon jaune
Dessin d'enfants de Casamance (collection
arpublique)
Afrique
des enfants
On note là une résurgence
de la composante spatiale du message conçu comme
un tableau ou l'exploration d'un territoire. On imagine
que les premières inscriptions, les premiers dessins
rupestres ont livré en un espace clos, homogène
(la grotte, la marmite ?) une représentation multidimensionnelle
qui se prêtait à l'élaboration d'un
récit (i.e. storyboard !).
Le calendrier bien sûr, dans son essence périodique
est le moule originel du tableau, cadre, écran,
paroi où se projettent les premiers signes.
La danse en rond des membres de la tribu (autour du feu
!) inaugure le cycle des représentations dans la
projection des ombres chinoises sur les parois de la caverne
(cf. dessins de Korhogo)..
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7. Touche pas à mon po(s)te
On dit (en pays mandingue) que " la parole fut
inventée pour cacher la vérité...
"
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Dans les années 80,
la vague rose des radios libres et le mouvement contemporain
des "Touche pas à mon po(s)te !" qui
ont accompagné la victoire socialiste aux élections
ont vu se populariser une nouvelle appellation pour
les jeunes de banlieue d'origine maghrébine dits
de deuxième génération les
beurs ou encore les rebeus...
Ce néologisme se voulait l'expression d'une revendication
identitaire et politique, l'affirmation d'une génération
nouvelle qui brandissait le verlan (dans le sillage
du chanteur vedette Renaud cf. Laisse béton
!) comme le manifeste de son identité et
de sa différence...
Le verlan est un argot populaire traditionnel dont le
mode opératoire consiste à intervertir
les syllabes des mots de la chaîne parlée
; par exemple :
verlan
= l'envers ;
ripoux = pourris ;
chelou = louche ;
stromae = maestro ;
etc.
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Cet usage populaire (traditionnel
dans certains argots de métier : le louchebem
par exemple est la langue des bouchers) connaît
de multiples variantes et une évolution rapide,
en raison même de sa fonction ésotérique.
Il semble bien en particulier que sa variante banlieusarde
des années 80 soit mâtinée de tradition
sémitique (voire kabbalistique...! ). En effet,
au traitement traditionnel de la métathèse
des syllabes s'ajoute un traitement particulier des
voyelles, inspiré de l'usage propre aux langues
sémitiques. C'est ainsi que à l'instar
du déchiffrage traditionnel des écritures
sacrées on y est conduit à substituer
un archiphonème neutre, le schwa ou e
sourd, aux diverses réalisations vocaliques.
On extrait, pour ce faire, les segments consonantiques
du mot dont on réorganise éventuellement
la séquence et on substitue aux voyelles
une cheville phonique (i.e. un archiphonème)
neutre /Ø/.
Exemples :
ARABE = RØBØ
FLIC = KØF
Femme = FØM ou MØF
etc.
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Le principe d'encodage propre
au verlan se voit ainsi partiellement aménagé
par une procédure phonologique de veine sémitique.
En effet, la tradition de déchiffrement des écritures
sémitiques (arabe, hébreu) privilégie
pour des raisons historiques liées à
la nature et à l'évolution de la langue
et de son écriture, voir infra le
noyau consonantique du mot dans l'interprétation
du sens, ménageant ainsi au lecteur un espace
d'interprétation polysémique lié
au choix des voyelles virtuelles.
Cette originalité des langues sémitiques
est sans doute le fruit d'une évolution des proto-écritures
hiéro-pictographiques (akkadienne et/ou égyptienne)
qui confond en un seul signe la mémoire du son
(acronymique) et la mémoire du sens (pictographique)
: le son prononcé à l'initiale du mot
est représenté graphiquement par l'image
ou le dessin (i.e. pictogramme) de l'objet de référence.
C'est ainsi que l'écriture cunéiforme
a permis la mise en place d'un système de transcription
pseudo-syllabique ou les mots (voire les prédicats)
sont livrés simultanément à une
lecture synthétique (comme les aphorismes chinois
ou leur variante haikus japonais).
Le lecteur, le scribe, est conduit à recomposer
et interpréter les éléments constituants
du texte en fonction du contexte et d'en développer
ainsi le sens...
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Exemple construit autour d'un poème
de Baudelaire " La pipe "
Je suis la pipe d'un
auteur...
Réduction vocalique :
/JØ SØ
LØ PØP DØ NØTØR /
Libres interprétations :
Je suis le papa d'un
autour
Je sens la pipe du notaire
Je suis le pape des nuitards...
etc.
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Les mots (ou mieux
les propositions) y sont livrés simultanément
à la libre interprétation du lecteur qui est appelé
à recomposer les segments consonantiques et pictographiques
en fonction du contexte (objectif et/ou subjectif) voire du
cotexte.
Ce déchiffrement qui révèle la polysémie
latente propre au texte révèle également
au lecteur les harmonies sémantiques inhérentes
aux racines consonantiques concernées. La reconnaissance
du texte se fait par approximation progressive un peu à
la façon dont les mobiles construisent les textos sur
la base des probabilités d'occurrence du mot dans la
chaîne parlée.
8. LES ANAGRAMMES de SAUSSURE
d'après Jean STAROBINSKI (Les mots sous
les mots)
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Dans le mouvement même où
il donne à Genève son Cours de linguistique
générale, peu avant sa mort, Ferdinand de
Saussure s'interroge sur une pratique secrète qu'il prête
aux poètes grecs et latins de composer leurs poèmes
autour d'un mot-thème caché qu'il baptise anagramme...
(ou hypogramme).
"À mesure qu'il progressait
dans son enquête sur les hypogrammes, Ferdinand de Saussure
se montrait capable de lire toujours plus de noms dissimulés
sous un seul vers.[...] Est-ce le vertige d'une erreur? C'est
aussi découvrir cette vérité toute simple
: que le langage est ressource infinie, et que derrière
chaque phrase se dissimule la rumeur multiple dont elle s'est
détachée pour s'isoler devant nous dans son individualité.
[...] Saussure s'est-il trompé? S'est-il laissé
fasciner par un mirage. Les anagrammes ressemblent-ils à
ces visages qu'on lit dans les taches d'encre ? Mais peut-être
la seule erreur de Saussure est-elle d'avoir si nettement posé
l'alternative entre "effet de hasard" et "procédé
conscient". En l'occurence, pourquoi ne pas congédier
aussi bien le hasard que la conscience? Pourquoi
ne verrait-on pas dans l'anagramme un aspect du processus
de la parole, processus ni purement fortuit ni pleinement
conscient? Pourquoi n'existerait-il pas une itération,
une palilalie génératrices, qui projetteraient
et redoubleraient dans le discours les matériaux d'une
première parole à la fois non prononcée
et non lue? Faute d'être une règle consciente,
l'anagramme peut néanmoins être considérée
comme une régularité (ou une loi) où
l'arbitraire du mot-thème se confie à la nécessité
d'un processus." Jean STAROBINSKI op. cit. pp.153-154.
"Saussure ne s'est guère
interrogé sur les origines du procédé qu'il
attribuait aux versificateurs grecs et latins. Il lui suffisait
de pouvoir affirmer que le fait était constatable à
toutes les époques, comme un permanent secret de fabrication.
La diachronie, en l'occurence, ne l'intéresse pas. Quel
est le sens de la règle supposée qui oblige à
passer par le mot-thème? Ce sens n'a-t-il pas varié
au cours des âges? N'avait-il pas, au commencement, une
motivation (rituelle, religieuse) dont le souvenir s'est perdu,
et dont il n'est resté, à titre de reliquat, qu'une
contrainte arbitraire, ajoutée aux contraintes du mètre
et de rythme? " Ibidem, p.59.
"Assurément,
et alors que l'idée des anagrammes dans les pièces
lyriques [de la Grèce antique] ne soulèverait
plus d'objection, chacun peut hésiter pour beaucoup de
raisons avant de l'admettre aussi pour l'épopée.
J'admets moi-même que si la chose est vraie elle suppose
pour l'épopée des origines lyriques. Mais sans
m'effrayer beaucoup de la chose, et en concevoir tout simplement
les faits dans l'ordre évolutif suivant : il n'y avait
à l'origine que de petites pièces de 4 à
8 vers. Par leur objet, ces pièces étaient ou
des formules magiques, ou des prières, ou des vers funéraires,
ou peut-être des vers chorégiques, toutes choses
qui tombent, comme par hasard, dans notre classification "lyrique"
[cf. supra Les "objets parlants" de Flavia
Carraro]. Mais si après une longue hérédité
de pièces très courtes, et uniquement lyriques,
la poésie se développait jusqu'au récit
épique, pour quoi la supposerions-nous d'avance affranchie,
sous cette nouvelle forme, de tout ce qui avait été
régulièrement jusqu'alors la loi reconnue de la
poésie? Logiquement, sans doute, il pouvait y avoir une
raison de changer de système en changeant de genre. Mais
l'expérience ordinaire en histoire montre que les choses
ne se passent pas ainsi. Et, pour donner la meilleure preuve
qu'on aurait tort de compter même à aucune époque
sur la raison logique, que savons-nous de la raison qui avait
entraîné l'anagramme dans les petites pièces
lyriques que nous plaçons à la base? La raison
peut avoir été dans l'idée religieuse
qu'une invocation, une prière, un hymne, n'avait d'effet
qu'à condition de mêler les syllabes du nom divin
au texte." Ibidem, pp.59-61.
Par-delà
la résolution du mystère des hypogrammes, se révèle
peut-être un mystère du fonctionnement intime de
la parole et de l'écriture que l'on pourrait formuler
ainsi : chaque langue tisse son algorithme, son modèle
propre, autour de motifs sonores, phoniques, musicaux,
graphiques dont la fonction est d'organiser la mémoire
et de structurer la pensée. "On nous fait
du langage des premiers hommes des langues de géomètres,
et nous voyons que ce furent des langues de poëtes. [...]
Comme les premiers motifs qui firent parler l'homme furent des
passions, ses premières expressions furent des tropes.
Le langage figuré fut le premier à naître,
le sens propre fut trouvé le dernier. On n'appela les
choses de leur vrai nom que quand on les vit sous leur véritable
forme. D'abord on ne parla qu'en poésie ; on ne s'avisa
de raisonner que longtemps après." Jean-Jacques
Rousseau, Essai sur l'origine des langues.
9.
IAHVÉ
" Tu ne prononceras pas le nom de Dieu
! " (La Torah)
" L'esprit vivifie, la lettre tue ! "
(Paul de Tarse, 2 Corinthiens 3-6)
"Dieu est Dieu, nom de Dieu!" (Maurice
Clavel)
L'interdit (ou l'impossibilité)
attaché à la prononciation du nom de Dieu, dans
la tradition hébraïque, peut, sans doute, être
interprété, dans une perspective philologique,
comme la conséquence ou le fruit d'une nécessité
historique, inhérente au devenir des écritures
en général et de l'hébreu en particulier.
Le destin de la culture occidentale
est lié profondément singulièrement
dans sa composante chrétienne à l'invention
et au devenir de l'écriture akkadienne, cunéiforme,
dans sa double postérité sémitique, pseudo-consonantique,
et hellénistique, phonématique. L'invention de
l'écriture alphabétique moderne (gréco-latine)
procède, par-delà un long processus, de l'émergence
du signe phonétique, au travers des figures successives,
naturelles ou rituelles, pictographiques et/ou magiques, propres
à la manifestation de tout graphisme.
Toutes les langues, dans leur manifestation
orale, produisent des chaînes de sons vocaliques et consonantiques,
dont le jeu de composition et d'alternance permet l'élaboration
d'un corps restreint d'archiphonèmes (moins de 50). La
composition et l'arrangement mono-ou polysyllabique de ces derniers
fournit la matière à l'organisation du lexique.
La voix humaine est une composition de traits phoniques articulatoires
et/ou acoustiques en petit nombre, que l'on peut caractériser
par un jeu simple d'oppositions distinctives (qui ont été
décrites aussi bien par Jakobson... que par le roi Sejong
! voir infra).
On note à ce propos que seule l'écriture cunéiforme
dans sa postérité phénicienne a mené
à son terme le long chemin de la représentation
arbitraire de la parole qui s'est achevée par
hasard ? dans l'invention de l'écriture phonologique
grecque.
L'événement n'est pas anecdotique car c'est lui
qui autorise la relégation en marge de la fonction magique
attachée depuis toujours à la parole, et inaugure,
dans le même mouvement, l'espace où vont se déployer
la philosophie grecque et ses avatars.
Le caractère arbitraire du lien qui attache le verbe
au concept, la lettre à l'esprit (formulé magistralement
par de Saussure et Benveniste dans l'héritage d'Aristote)
naît en effet, dans l'histoire, de la rupture (fortuite
mais irréversible !) du lien magique qui attachait depuis
toujours (cf. Babel et l'Exode, 3.) en toute communauté
humaine la parole à l'être, la profération
à la conscience.
L'originalité radicale du christianisme par rapport
aux rites animistes, voire aux autres religions monothéistes
issues de l'Ancien Testament tient, sans doute, à
l'affirmation, répétée à maintes
reprises dans les textes, que l'avènement du Christ substitue
le royaume de l'Esprit à celui de la Loi (cf. Saint Paul,
Rom., Saint Ambroise, Saint Augustin, etc.).
Cette affirmation qui fait couple
avec son corollaire " Le sabbat a été fait
pour l'homme et non l'homme pour le sabbat (Jérusalem,
Marc 2-27)" résume à sa façon l'apport
"moral" historique radical du Nouveau
Testament qui délivre la créature du
respect des coutumes au profit de l'abandon à l'ineffable
"Je suis" (ibidem, Jean 8-24). Si le
Nouveau Testament est bien l'accomplissement de la
promesse divine contenue dans l'Ancien, c'est ainsi
que le formule Saint Paul parce que l'Esprit s'est substitué
à la Loi, dans le moment même de la résurrection
du Christ. Le respect d'ancien régime superstitieux
ou magique de toute métaphore divine et l'interdit biblique
corollaire porté sur les icônes et sur toute représentation
de l'au-delà procèdent du principe fondateur de
toute activité symbolique : Dieu (seul) crée en
nommant : il donne vie à ses rêves.
L'homme, quand il invoque l'absent, quand
il écrit, quand il fait signe, se substitue à
Dieu. Ce pouvoir est traditionnellement le pouvoir du scribe
: Moïse ou Aron a inventé l'écriture
ou la loi, c'est-à-dire ce qui survit à la mort
du sujet. Mais le Christ, le verbe incarné, mort et ressuscité,
délivre le langage de la médiation des clercs
et de l'interprétation des scribes (cf. Epître
aux Hébreux).
Et Dieu, dans son infinie sagesse sans doute, a confié
aux Grecs (aux Hellènes) le soin d'achever cette mutation
radicale du langage qui a délivré le sens de l'ombre
du signifiant et offert aux mots leur vocation à incarner
sans réserve le devenir de la parole. Dieu est tout entier
dans la profération du verbe (cf. le Buisson
ardent, Exode, 3.) : le Royaume s'ouvre au bord des lèvres
qui murmurent son nom au-delà de toute appropriation,
règles, coutumes, formules de politesse, interdits, codes
de bon usage, voire de politesse.
*
La tradition grecque
de lecture des écritures saintes et singulièrement
le Nouveau Testament rédigé en grec
recouvre la séparation des traditions hébraïque
et hellénique. Cette séparation n'est pas anecdotique
puisqu'elle accompagne la naissance du christianisme.
L'interdit portant sur la prononciation du nom de Dieu appartient
à la tradition juive non seulement pour des raisons doctrinaires
(Dieu ne saurait donner lieu à une représentation)
mais également (et surtout peut-être, l'un expliquant
l'autre ?) pour des raisons philologiques. L'écriture
hébraïque ancienne héritée de l'écriture
phénicienne est une écriture consonantique qui
(à l'instar par exemple de l'arabe classique) ne pourvoit
pas à la représentation des émissions vocaliques
qu'elle laisse à l'appréciation du lecteur.
Il s'agit là d'une propriété dont
on peut penser qu'elle marque un palier de l'évolution
des écritures (sinon un choix de leur conserver un certain
ésotérisme) qui procède sans doute
du caractère pictographique originel de la représentation
de la parole (voir supra). Le signe verbal originel s'assimile
globalement à un graphisme dont les caractéristiques
phonologiques n'émergent que progressivement (dans la
tradition akkadienne). Les traits consonantiques prennent en
charge la mémoire (et la conservation) du mot et
du texte non sans ménager un espace (vocalique)
d'interprétation au lecteur qui laisse place à
l'ambiguïté, voire à la divination. C'est
en ce lieu qu'il faut situer l'interdit attaché à
la prononciation du nom de Dieu. Dieu ne peut pas être
exprimé de façon exhaustive : il ne relève
pas du constat mais de la performance ! [On note au demeurant
que le nom de Dieu YAVEH est entièrement vocalique, /h/
transcrivant le coup de glotte, /y/ et /w/, les semi-consonnes
palatale et labiale]
Mélisme
et Jubilus
"Dans
l'art musical, un mélisme est une figure
mélodique de plusieurs notes portant
une syllabe. Le style mélismatique s'oppose
au style syllabique, dans lequel chaque syllabe
du texte est chantée par une seule note.
Le mélisme est le plus souvent une mélodie
conjointe, donc formée de notes voisines.
Dans
les mélodies traditionnelles, le mélisme
naît de l'augmentation par broderie d'une
mélodie initiale simple. Les anciennes
cultures utilisaient les techniques mélismatiques
afin d'accéder à des états
de transe hypnotique, ce qui était le
but recherché dans certains rites initiatiques,
par exemple les Mystères d'Éleusis,
ou pour la contemplation mystique. On la retrouve
de nos jours dans de nombreux types de chants
religieux, juifs, hindouistes ou musulmans.
Pour
la musique occidentale, le terme apparaît
principalement dans le contexte du chant grégorien
et des chants de troubadours, mais il peut être
appliqué à la description de n'importe
quel style de musique, comme la musique baroque
ou le gospel. Dans la tradition juive, il est
encore employé couramment de nos jours
pour la lecture de la Torah, et dans le déroulement
de la liturgie.
Dans
une pièce de chant grégorien,
le style mélismatique amplifie une syllabe
par des neumes composés, qui peut aller
de quelques neumes à une phrase musicale
complète : le jubilus. Selon les
Pères de l'Église, la louange
liturgique n'est pas humaine, c'est la louange
céleste qui exprime la joie éternelle
et divine (d'après Wikipédia).
«Qui jubilat non verba dicit, sed sonus
quidam est lætitiæ sine verbis »
in Saint Augustin, Commentaire sur le psaume
100 (99)), note n° 4, publiée dans
la Patrologia Latina, tome XXXVII, p.
1272. ».
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Les Grecs pourtant vont conduire
plus loin à leur corps défendant ?
l'aventure de l'écriture et proposer une représentation
segmentale exhaustive consonantique et vocalique
de la parole qui épuise d'un seul coup la tradition d'interprétation
magique attachée à la polysémie des écritures
consonantiques.
Cette banalisation du verbe, désormais profane et délivré
de la médiation des scribes, offre à la pensée
grecque un vaste espace où elle peut se développer,
s'organiser, se capitaliser hors de l'agrément des scribes.
Elle offre également à la prochaine religion venue
de Palestine un lieu pour s'écrire, se raconter, se transmettre
hors de tout interdit attaché à la formulation
du nom de Dieu : la médiation désormais ne passe
plus par le texte sacré (la Loi) mais par la parole vivante
(le Christ).
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